Les mille et une nuits | Page 9

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Sans cela, toute ta vie se passerait dans l'oisiveté. La manière dont on
me traite est bien différente, et ma condition est aussi malheureuse que
la tienne est agréable: il est à peine minuit qu'on m'attache à une
charrue que l'on me fait traîner tout le long du jour en fendant la terre;
ce qui me fatigue à un point, que les forces me manquent quelquefois.
D'ailleurs, le laboureur, qui est toujours derrière moi, ne cesse de me
frapper. À force de tirer la charrue, j'ai le cou tout écorché. Enfin, après
avoir travaillé depuis le matin jusqu'au soir, quand je suis de retour, on
me donne à manger de méchantes fèves sèches, dont on ne s'est pas mis
en peine d'ôter la terre, ou d'autres choses qui ne valent pas mieux. Pour
comble de misère, lorsque je me suis repu d'un mets si peu appétissant,
je suis obligé de passer la nuit couché dans mon ordure. Tu vois donc
que j'ai raison d'envier ton sort.»
«L'âne n'interrompit pas le boeuf; il lui laissa dire tout ce qu'il voulut;
mais quand il eut achevé de parler: «Vous ne démentez pas, lui dit-il, le
nom d'idiot qu'on vous a donné; vous êtes trop simple, vous vous

laissez mener comme l'on veut, et vous ne pouvez prendre une bonne
résolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les
indignités que vous souffrez? Vous vous tuez vous-même pour le repos,
le plaisir et le profit de ceux qui ne vous en savent point de gré: on ne
vous traiterait pas de la sorte, si vous aviez autant de courage que de
force. Lorsqu'on vient vous attacher à l'auge, que ne faites-vous
résistance? Que ne donnez-vous de bons coups de cornes? Que ne
marquez-vous votre colère en frappant du pied contre terre? Pourquoi
enfin n'inspirez-vous pas la terreur par des beuglements effroyables? La
nature vous a donné les moyens de vous faire respecter, et vous ne vous
en servez pas. On vous apporte de mauvaises fèves et de mauvaise
paille, n'en mangez point; flairez-les seulement et les laissez. Si vous
suivez les conseils que je vous donne, vous verrez bientôt un
changement dont vous me remercierez.»
«Le boeuf prit en fort bonne part les avis de l'âne, il lui témoigna
combien il lui était obligé: «Cher l'Éveillé, ajouta-t- il, je ne manquerai
pas de faire tout ce que tu m'as dit, et tu verras de quelle manière je
m'en acquitterai.» Ils se turent après cet entretien, dont le marchand ne
perdit pas une parole.
«Le lendemain de bon matin, le laboureur vint prendre le boeuf; il
l'attacha à la charrue, et le mena au travail ordinaire. Le boeuf, qui
n'avait pas oublié le conseil de l'âne, fit fort le méchant ce jour-là; et le
soir, lorsque le laboureur, l'ayant ramené à l'auge, voulut l'attacher
comme de coutume, le malicieux animal, au lieu de présenter ses
cornes de lui-même, se mit à faire le rétif, et à reculer en beuglant; il
baissa même ses cornes, comme pour en frapper le laboureur. Il fit
enfin tout le manège que l'âne lui avait enseigné. Le jour suivant, le
laboureur vint le reprendre pour le ramener au labourage; mais trouvant
l'auge encore remplie des fèves et de la paille qu'il y avait mises le soir,
et le boeuf couché par terre, les pieds étendus, et haletant d'une étrange
façon, il le crut malade; il en eut pitié, et, jugeant qu'il serait inutile de
le mener au travail, il alla aussitôt en avertir le marchand.
«Le bon marchand vit bien que les mauvais conseils de l'Éveillé avaient
été suivis; et pour le punir comme il le méritait: «Va, dit-il au laboureur,
prends l'âne à la place du boeuf, et ne manque pas de lui donner bien de
l'exercice.» Le laboureur obéit. L'âne fut obligé de tirer la charrue tout
ce jour-là; ce qui le fatigua d'autant plus, qu'il était moins accoutumé à

ce travail. Outre cela, il reçut tant de coups de bâton, qu'il ne pouvait se
soutenir quand il fut de retour.
«Cependant le boeuf était très-content; il avait mangé tout ce qu'il y
avait dans son auge, et s'était reposé toute la journée; il se réjouissait en
lui-même d'avoir suivi les conseils de l'Éveillé; il lui donnait mille
bénédictions pour le bien qu'il lui avait procuré, et il ne manqua pas de
lui en faire un nouveau compliment lorsqu'il le vit arriver. L'âne ne
répondit rien au boeuf, tant il avait de dépit d'avoir été si maltraité:
«C'est par mon imprudence, se disait-il à lui-même, que je me suis
attiré ce malheur; je vivais heureux; tout me riait; j'avais tout ce que je
pouvais souhaiter: c'est ma faute si je suis dans ce déplorable état; et si
je ne trouve quelque ruse en mon esprit pour m'en tirer, ma
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