Les mille et un fantomes | Page 9

Alexandre Dumas, père
et regarda autour de lui.
--Qui veut nous servir de témoins? demanda le commissaire de police
en s'adressant au maire.
--Mais, dit M. Ledru, indiquant ses deux amis debout, qui formaient
groupe avec le commissaire de police assis, ces deux messieurs,
d'abord.
--Bien.
Il se retourna de mon côté.
--Puis monsieur, s'il ne lui est pas désagréable de voir figurer son nom
dans un procès-verbal.
--Aucunement, monsieur, lui répondis-je.
--Alors, que monsieur descende, dit le commissaire de police.
J'éprouvais quelque répugnance à me rapprocher du cadavre. D'où
j'étais, certains détails, sans m'échapper tout à fait, réapparaissaient
moins hideux, perdus dans une demi-obscurité qui jetait sur leur
horreur le voile de la poésie.
--Est-ce bien nécessaire? demandai-je.
--Quoi?
--Que je descende.
--Non. Restez là, si vous vous y trouvez bien. Je fis un signe de tête qui
exprimait:--Je désire rester où je suis.
Le commissaire de police se tourna vers celui des deux amis de M.
Ledru qui se trouvait le plus près de lui.--Vos nom, prénoms, âge,
qualité, profession et domicile? demanda-t-il avec la volubilité d'un
homme habitué à faire ces sortes de questions.

--Jean-Louis Alliette, répondit celui auquel il s'adressait, dit Etteilla par
anagramme, homme de lettres, demeurant rue de l'Ancienne-Comédie,
n° 20.
--Vous avez oublié de dire votre âge, dit le commissaire de police.
--Dois-je dire l'âge que j'ai ou l'âge que l'on me donne?
--Dites-moi votre âge, parbleu! on n'a pas deux âges.
--C'est-à-dire, monsieur le commissaire, qu'il y a certaines personnes,
Cagliostro, le comte de Saint-Germain, le Juif-Errant, par exemple...
--Voulez-vous dire que vous soyez Cagliostro, le comte de
Saint-Germain, ou le Juif-Errant? dit le commissaire en fronçant le
sourcil à l'idée qu'on se moquait de lui.
--Non; mais...
--Soixante-quinze ans, dit M. Ledru;--mettez soixante-quinze ans,
monsieur Cousin.
--Soit, dit le commissaire de police Et il mit soixante-quinze ans.
--Et vous, monsieur? continua-t-il en s'adressant au second ami de M.
Ledru.
Et il répéta exactement les mêmes questions qu'il avait faites au
premier.
--Pierre-Joseph Moulle, âgé de soixante et un ans, ecclésiastique,
attaché à l'église de Saint-Sulpice, demeurant rue Servandoni, n° 11,
répondit d'une voix douce celui qu'il interrogeait.
--Et vous, monsieur? demanda-t-il en s'adressant à moi.
--Alexandre Dumas, auteur dramatique, âgé de vingt-sept ans,
demeurant à Paris, rue de l'Université, n° 21, répondis-je.

[Illustration: Et, de ce ton nasillard et monotone qui n'appartient qu'aux
fonctionnaires publics, il lut:]
M. Ledru se retourna de mon côté et me fit un gracieux salut, auquel je
répondis sur le même ton, du mieux que je pus.
--Bien! fit le commissaire de police. Voyez si c'est bien cela, messieurs,
et si vous avez quelques observations à faire.
Et, de ce ton nasillard et monotone qui n'appartient qu'aux
fonctionnaires publics, il lut:
«Cejourd'hui, 1er septembre 1831. à deux heures de relevée, ayant été
averti par la rumeur publique qu'un crime de meurtre venait d'être
commis, dans la commune de Fontenay-aux-Roses, sur la personne de
Marie-Jeanne Ducoudray, par le nommé Pierre Jacquemin, son mari, et
que le meurtrier s'était rendu au domicile de M. Jean-Pierre Ledru,
maire de ladite commune de Fontenay-aux-Roses, pour se déclarer, de
son propre mouvement, l'auteur de ce crime, nous nous sommes
empressé de nous rendre, de notre personne, au domicile dudit
Jean-Pierre Ledru, rue de Diane, n° 2; auquel domicile nous sommes
arrivé, en compagnie du sieur Sébastien Robert, docteur-médecin,
demeurant dans ladite commune de Fontenay-aux-Roses, et là, avons
trouvé déjà entre les mains de la gendarmerie le nommé Pierre
Jacquemin, lequel a répété devant nous qu'il était auteur du meurtre de
sa femme; sur quoi nous l'avons sommé de nous suivre dans la maison
où le meurtre avait été commis. Ce à quoi il s'est refusé d'abord; mais
bientôt, ayant cédé sur les instances de M. le maire, nous nous sommes
acheminés vers l'impasse des Sergents, où est située la maison habitée
par le sieur Pierre Jacquemin. Arrivés à cette maison et la porte
refermée sur nous pour empêcher la population de l'envahir, avons
d'abord pénétré dans une première chambre où rien n'indiquait qu'un
crime eût été commis; puis, sur l'invitation dudit Jacquemin lui-même,
de la première chambre avons passé dans la seconde, à l'angle de
laquelle une trappe donnant accès à un escalier était ouverte. Cet
escalier nous ayant été indiqué comme conduisant à une cave où nous
devions trouver le corps de la victime, nous nous mîmes à descendre
ledit escalier, sur les premières marches duquel le docteur a trouvé une

épée à poignée faite en croix, à lame large et tranchante, que ledit
Jacquemin nous a avoué avoir été prise par lui lors de la révolution de
Juillet au Musée d'artillerie, et lui avoir servi à la perpétration du crime.
Et sur le sol de la cave avons trouvé le corps de la femme Jacquemin,
renversé sur le dos et nageant dans une mare de
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