Les mille et un fantomes | Page 5

Alexandre Dumas, père
j'y avais avisé dans le désir
de retraite qui s'était déjà emparé de moi depuis plus de deux heures,
c'était un chemin creux qui, me dérobant aux regards des autres
chasseurs, devait me ramener par la route de Sceaux droit à
Fontenay-aux-Roses.
Je ne me trompais pas.--A une heure sonnant au clocher de la paroisse,
j'atteignais les premières maisons du village.
Je suivais un mur qui me paraissait clore une assez belle propriété,
lorsque, en arrivant à l'endroit où la rue de Diane s'embranche avec la
Grande-Rue, je vis venir à moi, du côté de l'église, un homme d'un
aspect si étrange, que je m'arrêtai et qu'instinctivement j'armai les deux
coups de mon fusil, mû que j'étais par le simple sentiment de la
conservation personnelle.
Mais, pâle, les cheveux hérissés, les yeux hors de leur orbite, les
vêtements en désordre et les mains ensanglantées, cet homme passa
près de moi sans me voir.--Son regard était fixe et atone à la fois.--Sa
course avait l'emportement invincible d'un corps qui descendrait une
montagne trop rapide, et cependant sa respiration râlante indiquait
encore plus d'effroi que de fatigue.
A l'embranchement des deux voies, il quitta la Grande-Rue pour se
jeter dans la rue de Diane, sur laquelle s'ouvrait la propriété dont,
pendant sept ou huit minutes, j'avais suivi la muraille. Cette porte, sur
laquelle mes yeux s'arrêtèrent à l'instant même, était peinte en vert et

était surmontée du numéro 2. La main de l'homme s'étendit vers la
sonnette bien avant de pouvoir la toucher; puis il l'atteignit, l'agita
violemment, et, presque aussitôt, tournant sur lui-même, il se trouva
assis sur l'une des deux bornes qui servent d'ouvrage avancé à cette
porte. Une fois là, il demeura immobile, les bras pendants et la tête
inclinée sur la poitrine.
Je revins sur mes pas, tant je comprenais que cet homme devait être
l'acteur principal de quelque drame inconnu et terrible.
Derrière lui, et aux deux côtés de la rue, quelques personnes, sur
lesquelles il avait sans doute produit le même effet qu'à moi, étaient
sorties de leurs maisons et le regardaient avec un étonnement pareil à
celui que j'éprouvais moi-même.
A l'appel de la sonnette qui avait résonné violemment, une petite porte
percée près de la grande s'ouvrit, et une femme de quarante à
quarante-cinq ans apparut.--Ah! c'est vous, Jacquemin, dit-elle, que
faites-vous donc là?
--M. le maire est-il chez lui? demanda d'une voix sourde l'homme
auquel elle adressait la parole.
--Oui.
--Eh bien! mère Antoine, allez lui dire que j'ai tué ma femme, et que je
viens me constituer prisonnier.
La mère Antoine poussa un cri auquel répondirent deux ou trois
exclamations arrachées par la terreur à des personnes qui se trouvaient
assez près pour entendre ce terrible aveu.
Je fis moi-même un pas en arrière, et rencontrai le tronc d'un tilleul,
auquel je m'appuyai.
Au reste, tous ceux qui se trouvaient à la portée de la voix étaient restés
immobiles.

Quant au meurtrier, il avait glissé de la borne à terre, comme si, après
avoir prononcé les fatales paroles, la force l'eût abandonné.
Cependant la mère Antoine avait disparu, laissant la petite porte
ouverte. Il était évident qu'elle était allée accomplir près de son maître
la commission dont Jacquemin l'avait chargée.
Au bout de cinq minutes, celui qu'on était allé chercher parut sur le
seuil de la porte.
Deux autres hommes le suivaient.
Je vois encore l'aspect de la rue.
Jacquemin avait glissé à terre comme je l'ai dit Le maire de
Fontenay-aux-Roses. que venait d'aller chercher la mère Antoine, se
trouvait debout près de lui, le dominant de toute la hauteur de sa taille,
qui était grande. Dans l'ouverture de la porte se pressaient les deux
autres personnes dont nous parlerons plus longuement tout à l'heure.
J'étais appuyé contre le tronc d'un tilleul planté dans la Grande-Rue,
mais d'où mon regard plongeait dans la rue de Diane. A ma gauche était
un groupe composé d'un homme, d'une femme et d'un enfant, l'enfant
pleurant pour que sa mère le prît dans ses bras. Derrière ce groupe un
boulanger passait sa tête par une fenêtre du premier, causant avec son
garçon qui était en bas, et lui demandant si ce n'était pas Jacquemin, le
carrier, qui venait de passer en courant; puis enfin apparaissait, sur le
seuil de sa porte, un maréchal ferrant, noir par devant, mais le dos
éclairé par la lumière de sa forge dont un apprenti continuait de tirer le
soufflet.
Voilà pour la Grande-Rue.
Quant à la rue de Diane,--à part le groupe principal que nous avons
décrit,--elle était déserte. Seulement à son extrémité l'on voyait poindre
deux gendarmes qui venaient de faire leur tournée dans la plaine pour
demander les ports d'armes, et qui, sans se douter de la besogne qui les
attendait, se rapprochaient de nous en marchant tranquillement au
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