Les mille et un fantomes | Page 3

Alexandre Dumas, père
grand
chasseur, c'était chose grave que le choix du pays où devait, chaque
année, se faire l'ouverture.
D'habitude nous allions chez un fermier ou plutôt chez un ami de mon
beau-frère; c'était chez lui que j'avais fait, en tuant un lièvre, mes
débuts dans la science des Nemrod et des Elzéar Blaze. Sa ferme était
située entre les forêts de Compiègne et de Villers-Cotterets, à une
demi-lieue du charmant village de Morienval, à une lieue des
magnifiques ruines de Pierrefonds.

Les deux ou trois mille arpents de terre qui forment son exploitation
présentent une vaste plaine presque entièrement entourée de bois,
coupée vers le milieu par une jolie vallée au fond de laquelle on voit,
parmi les prés verts et les arbres aux tons changeants, fourmiller des
maisons à moitié perdues dans le feuillage, et qui se dénoncent par les
colonnes de fumée bleuâtre qui, d'abord protégées par l'abri des
montagnes qui les entourent, montent verticalement vers le ciel, et
ensuite, arrivées aux couches d'air supérieures, se courbent, élargies
comme la cime des palmiers, dans la direction du vent.
C'est dans cette plaine et sur le double versant de cette vallée que le
gibier des deux forêts vient s'ébattre comme sur un terrain neutre.
Aussi l'on trouve de tout sur la plaine de Brassoire:--du chevreuil et du
faisan en longeant les bois,--du lièvre sur les plateaux,--du lapin dans
les pentes,--des perdrix autour de la ferme.--M. Mocquet, c'est le nom
de notre ami, avait donc la certitude de nous voir arriver; nous
chassions toute la journée, et le lendemain, à deux heures, nous
revenions à Paris, ayant tué, entre quatre ou cinq chasseurs, cent
cinquante pièces de gibier, dont jamais nous n'avons pu faire accepter
une seule à notre hôte.
Mais, cette année-là, infidèle à M. Mocquet, j'avais cédé à l'obsession
de mon vieux compagnon de bureau, séduit que j'avais été par un
tableau que m'avait envoyé son fils,--élève distingué de l'école de
Rome,--et qui représentait une vue de la plaine de Fontenay-aux-Roses,
avec des éteules pleines de lièvres et des luzernes pleines de perdrix.
Je n'avais jamais été à Fontenay-aux-Roses: nul ne connaît moins les
environs de Paris que moi.--Quand je franchis la barrière, c'est presque
toujours pour faire cinq ou six cents lieues. Tout m'est donc un sujet de
curiosité dans le moindre changement de place.
A six heures du soir, je partis pour Fontenay, la tête hors de la portière,
comme toujours; je franchis la barrière d'Enfer, je laissai à ma gauche
la rue de la Tombe-Issoire et j'enfilai la route d'Orléans.
On sait qu'Issoire est le nom d'un fameux brigand qui, du temps de

Julien, rançonnait les voyageurs qui se rendaient à Lutèce. Il fut un peu
pendu, à ce que je crois, et enterré à l'endroit qui porte aujourd'hui son
nom, à quelque distance de l'entrée des catacombes.
La plaine qui se développe à l'entrée du Petit-Montrouge est étrange
d'aspect. Au milieu des prairies artificielles, des champs de carottes et
des plates-bandes de betteraves, s'élèvent des espèces de forts carrés, en
pierre blanche, que domine une roue dentée, pareille à un squelette de
feu d'artifice éteint. Cette roue porte à sa circonférence des traverses de
bois sur lesquelles un homme appuie alternativement l'un et l'autre pied.
Ce travail d'écureuil, qui donne au travailleur un grand mouvement
apparent sans qu'il change de place en réalité, a pour but d'enrouler
autour d'un moyeu une corde qui, en s'enroulant, amène à la surface du
sol une pierre taillée au fond de la carrière, et qui vient voir lentement
le jour.
Cette pierre, un crochet l'amène au bord de l'orifice, où des rouleaux
l'attendent pour la transporter à la place qui lui est destinée. Puis la
corde redescend dans les profondeurs où elle va rechercher un autre
fardeau, donnant un moment de repos au moderne Ixion, auquel un cri
annonce bientôt qu'une autre pierre attend le labeur qui doit lui faire
quitter la carrière natale, et la même oeuvre recommence pour
recommencer encore, pour recommencer toujours.
Le soir venu, l'homme a fait dix lieues sans changer de place; s'il
montait en réalité, en hauteur, d'un degré à chaque fois que son pied
pose sur une traverse, au bout de vingt-trois ans il serait arrivé dans la
lune.
C'est le soir surtout,--c'est-à-dire à l'heure où je traversais la plaine qui
sépare le petit du grand Montrouge,--que le paysage, grâce à ce nombre
infini de roues mouvantes qui se détachent en vigueur sur le couchant
enflammé, prend un aspect fantastique. On dirait une de ces gravures de
Goya, où, dans la demi-teinte, des arracheurs de dents font la chasse
aux pendus.
Vers sept heures, les roues s'arrêtent; la journée est finie.

Ces moellons, qui font de grands carrés longs de cinquante à soixante
pieds, haut de six ou huit, c'est le futur Paris qu'on arrache
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