Les loups de Paris | Page 9

Jules Lermina
dernières paroles du vieux Blasias étaient restées gravées dans sa mémoire, et la dernière scène qui s'était passée dans la chambre de Mathilde n'avait fait que rendre plus violent en lui le désir de vengeance et de liberté.
Se venger? Pourquoi songeait-il donc à se venger de Mathilde, et quel crime cette femme avait-elle commis?
Lorsque M. de Mauvillers avait contraint sa fille d'épouser le baron de Silvereal, ce dernier avait eu conscience, sinon de l'aversion, tout au moins de l'indifférence qu'il inspirait à celle qui devenait, par la volonté paternelle, la compagne de sa vie. Il savait en outre que Mathilde, pour obéir aux ordres de celui qui regardait ses enfants comme l'instrument de sa fortune, sacrifiait un amour honnête et profond.
Donc il l'avait ha?e, dès que les premières heures de la passion brutale avaient été passées. Cette résignation dissimulée lui semblait une insulte. Et cependant, pendant les premières années de cette triste union, pas un mot, pas un geste de la baronne n'avait dévoilé nettement l'état de son ame.
Mathilde subissait son mari, mais alors qu'elle lui souriait, il se sentait indigne de cette affection et imputait à crime à Mathilde sa propre impuissance à se faire aimer.
Maintenant, il avait trouvé prétexte à sa haine, et il n'attendait plus qu'une occasion de punir ce qu'il osait appeler la faute de Mathilde, et (c'est là une des plus bizarres étrangetés des caractères criminels) tout en étant absolument convaincu de son innocence.
Restait à trouver le moyen de parvenir à son but. Blasias était mort, et Silvereal se trouvait réduit aux seules suggestions de sa propre intelligence. Mais la haine est clairvoyante, et déjà il apercevait dans un vague lointain le moyen qu'il emploierait pour attirer Mathilde et Armand dans un piége. Qu'il parv?nt à les réunir accidentellement, et alors la loi ne donnait-elle pas au mari outragé le droit de faire justice?...
Voilà nettement expliquée la situation du baron.
Celle de la Torrès était plus complexe.
Malgré le dédain qu'elle avait affiché jusque-là pour les conseils de Mancal, malgré la maligne satisfaction qu'elle avait éprouvée à le railler, alors qu'elle lui laissait croire qu'il avait été victime lui-même de l'empoisonnement dont il lui avait remis les éléments, le Ténia n'avait pu, sans frissonner, constater l'étrange puissance dont disposait cet homme, alors que Silvereal, succombant à l'ivresse, avouait un crime horrible.
Certes, elle n'avait pu comprendre exactement à quelles circonstances se rattachait ce meurtre, compliqué de tortures: la scène s'était passée dans un pays qui lui était inconnu; les noms de Cambodge, de roi des Khmers étaient pour elle lettre morte.
Mais ce qui l'avait frappée, terrifiée, c'est que, par ambition, pour obéir à des sentiments d'orgueil, elle avait failli s'unir à cet homme dont les mains étaient teintes de sang. Et cependant était-elle innocente elle-même? N'avait-elle pas empoisonné son premier mari?... L'ame humaine est ainsi faite que, forte devant ses propres infamies, elle se sent révoltée par les crimes d'autrui. D'ailleurs, le caractère de la Torrès n'était que contradictions.
Jetée dans la vie au hasard, sans conna?tre son père, élevée par une mère sans principes et sans honneur, qui avait roulé dans toutes les impudeurs, Isabelle avait été vendue à un vieillard qui avait payé à cette mère les prémices de la beauté de sa fille.
Lorsque cet homme était mort, il laissait à Isabelle le plus terrible héritage qu'elle p?t recevoir: la conviction que sa beauté la pouvait sacrer reine, et avec cette conviction, le mépris des hommes, le dédain de toutes convenances sociales, la haine de tous et de soi-même....
C'était d'ailleurs une des plus étonnantes singularités de cette existence que les enseignements re?us. Le vieillard dont nous parlons se nommait le duc de D....
Quand il s'était senti mourir, il avait renvoyé ses serviteurs et appelé Isabelle auprès de lui.
Sur ce visage émacié, usé encore plus par la débauche que par la maladie, régnait une étrange expression d'ironie:
--Approche-toi, ma perle, lui avait-il dit (c'était de ce nom qu'il avait coutume de l'appeler). Je vais mourir... Oh! ne t'émeus pas, ou tu me ferais douter de toi. Tu ne peux ni m'aimer ni m'estimer... et tu es dans le vrai. Je ne t'ai jamais aimée moi-même; je t'ai prise comme un jouet acheté à beaux deniers comptants, et je m'en suis amusé. Il est dans le monde grand nombre de gens qui me méprisent; ils ont raison, et tu seras dans ton droit en les imitant. Je n'ai jamais songé qu'à mes satisfactions égo?stes, estimant que jouir de la vie était ma seule mission ici-bas. Je t'ai pervertie à mon gré, j'ai éteint en toi tout sentiment et toute pudeur... tu es mon oeuvre et je suis fier de toi, à supposer que l'orgueil soit une satisfaction, ce que je nie.
Il s'arrêta un instant, puis reprit:
--Si tu es ma digne élève, tu dois attendre avec impatience le moment où je
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