Les gens de bureau | Page 5

Emile Gaboriau
De quoi ai-je l'air? d'avoir
loué une frusque chez le fripier.
Enfin, abandonnant toute vergogne, il posa son chapeau à terre, et se
palpant par devant, par derrière, de droite et de gauche dans un suprême
effort, il réussit à trouver la lettre fatale qu'il glissa respectueusement
dans la main toujours tendue de M. le chef du personnel.
--Vous êtes M. Romain Caldas? demanda M. Le Campion en jetant les
yeux sur cette lettre qui portait sa signature.
--Oui, Monsieur.
M. le chef du personnel toisa rapidement le nouveau: il lui prenait sa
mesure administrative. Du reste, pas un pli sur sa physionomie qui pût
indiquer s'il était ou non satisfait de son examen. Il reprit avec
solennité:
--Vous voulez suivre, Monsieur, la carrière de l'administration; c'est
une pénible et laborieuse carrière, féconde en déceptions, et que vous
ne connaissez sans doute pas encore; mais vous avez fait votre droit, je
crois.
--Je suis licencié, dit Caldas; en outre, je crois pouvoir me rendre utile
dans l'administration... j'ai l'habitude de rédiger, j'ai publié quelques
ouvrages.
--Ah! ah! fit sur deux tons différents M. le chef du personnel, vous vous
occupez de littérature.
Et positivement cette fois sa figure exprima quelque chose. Ce n'était
pas de la satisfaction.
Le nouveau s'aperçut qu'il faisait fausse route.
--De littérature, dit-il d'un air désintéressé, pas précisément; quelques
travaux sérieux d'économie politique, de statistique...
M. Le Campion, reculant subitement son fauteuil, se leva et s'adossant
à la cheminée:
--Notre administration, dit-il en pesant ses paroles, a l'honneur de
compter dans son sein plusieurs littérateurs français...
Il fit une pause.
Caldas se reprenait à espérer.
--Ce sont tous, ajouta le chef du personnel, d'exécrables employés.
--Oh! dit le nouveau, je ne suivrai pas leurs traces; entré dans
l'administration, je ne veux plus m'occuper que d'elle.
Le lâche reniait ses dieux.

--Vous devez cela, et plus encore, reprit l'auguste fonctionnaire, à
l'éminent protecteur qui vous a si vivement recommandé à Son
Excellence. C'est à lui que vous avez dû de voir votre demande si
rapidement accueillie; et c'est par conséquent à lui aussi que vous devez
d'avoir été reçu à votre examen.
Romain se demandait en lui-même quel était, parmi les vingt inconnus
qui avaient apostillé sa pétition, le protecteur assez puissant pour la
faire aboutir en moins de deux ans.
Il se trouva que c'était un élève en pharmacie qui venait d'être nommé
rédacteur en chef d'une grande revue.
M. Le Campion tira un cordon de sonnette suspendu juste au-dessus de
son bureau.
L'homme marron-clair reparut.
--Conduisez monsieur, dit le chef du personnel, chez M.
Mareschal,--votre chef de division, ajouta-t-il en s'adressant au
nouveau.
Et, comme l'audience était finie, il tourna le dos à Caldas avec cette
urbanité parfaite que lui donne l'habitude de recevoir cent vingt visites
par jour.

VI
Romain suivit le garçon de bureau.
Ils longèrent un grand corridor sombre, tournèrent à droite,
descendirent douze marches, traversèrent deux vestibules, une galerie,
remontèrent un étage et demi, s'engagèrent de nouveau dans un corridor
plus sombre que le premier, à la suite duquel se trouvait une grande
pièce où deux messieurs en habit noir causaient à un bureau.
Caldas s'apprêtait à les saluer, quand il aperçut à leur cou certaine
chaîne d'acier en sautoir.
Ces messieurs étaient deux huissiers de Son Excellence.
--Peste! il fait bon ici, se dit-il, de remuer trois fois la main avant de la
porter à son chapeau. L'habit ne fait pas le chef.
Sur cet aphorisme trouvé, il perdit son guide. Le garçon de M. Le
Campion avait brusquement tourné à gauche, Caldas prit à droite,
hâtant le pas pour rejoindre son pilote. Il marcha droit devant lui, enfila
le corridor B, descendit l'escalier 3, gagna l'aile nord, et comme il
n'avait pas eu la précaution en passant le matin dans le Luxembourg de

ramasser des cailloux à l'instar du Petit-Poucet, il se trouva
complètement désorienté dans les parages du corridor L.
Un monsieur passa tête nue avec des paperasses sous le bras; Romain
l'aperçut avec plus de joie que Colomb les premiers oiseaux qui lui
annonçaient la terre, et c'est avec l'anxiété du naufragé qu'il le pria de
lui indiquer le cabinet de M. Mareschal.
--Attendez, lui dit le monsieur, nous sommes ici dans le corridor L; tout
au fond à gauche vous prenez l'escalier 5, vous le descendez jusqu'au
bas; vous traversez la cour de la fontaine, le portique, la cour des
statues, et puis.... mais au fait, non, c'est inutile, vous ne vous y
retrouverez jamais.
--Au moins, Monsieur, dit Caldas, je vous en prie, enseignez-moi
comment sortir d'ici.
--Toujours devant vous et ensuite toujours à gauche, dit le monsieur en
s'éloignant.
--Bien obligé, lui cria Caldas! Et il s'assit sur un coffre à bois.
--Je ne m'étonne plus, pensa-t-il, que la moitié des affaires restent en
chemin;
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