Les gens de bureau | Page 4

Emile Gaboriau
aveugle, que les habitudes vicieuses de Fadart, dit _Liche-��-l'oeil_, jeune surnum��raire parisien, qui se galvaude dans tous les caboulots latins.
Bref, le cerveau de M. Le Campion est un v��ritable bureau �� compartiments, divis�� en une infinit�� de casiers administratifs. Dans les lobes de ce cerveau, chaque employ�� a son dossier, avec pi��ces �� l'appui. Le tout ferme �� secret.
Le secret!... mais c'est la condition m��me de l'existence du chef du personnel. Aussi, fait-il de la discr��tion �� outrance. On l'a quelquefois entendu parler, jamais r��pondre. Il fuit les mots pr��cis. Oui et non sont ray��s de son vocabulaire. Autant vaudrait interroger la sibylle de Cumes. Ce n'est qu'avec les pr��cautions les plus humiliantes pour son interlocuteur, qu'il ouvrira en sa pr��sence le tiroir o�� il serre ses plumes et ses crayons; il tremble sans doute de laisser s'��vaporer le myst��re de l'alchimie bureaucratique...
Cet homme imp��n��trable est le grand ressort du minist��re, un ressort d'acier. C'est sur sa pr��sentation que se font toutes les nominations et toutes les promotions. Il est le dispensateur de l'avancement, dispensateur avare; �� lui s'adressent tous les voeux, �� lui toutes les pri��res; il est de la part du peuple employ�� l'objet d'un culte analogue �� celui que le lazzarone napolitain professe pour son grand saint Janvier. Le fanatisme y touche de pr��s �� l'insulte, l'adoration �� l'outrage. Le miracle de l'avancement ou de la gratification a-t-il eu lieu, Dieu ne fait pas fleurir assez de roses pour le saint Janvier de l'��quilibre; mais le bienheureux du personnel a-t-il fait la sourde oreille, ce n'est plus du rez-de-chauss��e aux combles de la maison qu'un formidable concert d'invectives et d'impr��cations. Impassible, il ne sait rien de cet orage.
Lorsque, du m��me pas m��thodique, son parapluie sous le bras, drap�� dans son nuage de myst��re, il traverse les corridors, la crainte et l'espoir ferment toutes les bouches et d��couvrent toutes les t��tes.
La renomm��e, qui grossit tout, exag��re certainement l'omnipotence du chef du personnel, et les employ��s de province qui, chaque ann��e, font deux cents lieues pour tenir le bougeoir �� son petit lever, n'auraient peut-��tre pas tort de faire cette ��conomie de bouts de chandelles. Non, Le Campion n'est pas tout-puissant; non, Le Campion ne fait pas tous les jours ce qu'il veut; il est juste, mais il n'est pas le ma?tre; il propose le plus m��ritant, et le plus prot��g�� est nomm��. Il est juste, et il fait des injustices; mais chacune de ces injustices est comme une ��pine cruelle qui h��risse son oreiller et trouble la nuit les r��ves de sa conscience.

V
Quels pensers agitaient l'homme int��rieur dans Caldas depuis tant?t trois minutes qu'il se tenait au port d'armes, le chapeau �� la main, le coeur palpitant sous son gilet (��toffe anglaise)?
Il m'en co?te peu de l'avouer. Caldas ne pensait �� rien. La majest�� silencieuse de cette r��ception avait subitement cristallis�� les id��es du nouveau.
Le chef du personnel voulut bien enfin s'apercevoir qu'il y avait quelqu'un l��. Par habitude il cacha pr��cipitamment une feuille de papier blanc et son grattoir, souleva l��g��rement ses lunettes et... peut ��tre allait-il parler quand la peur du ridicule d��liant tout �� coup la langue de Caldas:
--Monsieur, dit-il, vous m'avez fait l'honneur de m'appeler...
M. Le Campion, qui ne s'est jamais d��menti, ne r��pondit ni oui ni non...
Caldas continua:
--Vous avez bien voulu me convoquer par une lettre...
Et il cherchait dans toutes ses poches...
M. Le Campion avan?a la main.
Caldas cherchait toujours avec rage, avec fr��n��sie, sans rien trouver.... Il ne connaissait pas la topographie de son v��tement neuf; depuis avant-hier on portait les poches de c?t�� sur les hanches, et Krugenstern ne l'avait pas initi�� �� ce d��tail.
La main de M. Le Campion, toujours tendue vers lui, avait des fr��missements d'impatience; il le voyait clairement, et l'horreur de cette situation paralysait ses moyens. Il se reprenait �� fouiller dans une poche d��j�� explor��e cinq fois.
--Canaille de tailleur! pensait-il, idiot, Allemand! me pousser dans un habit dont je ne connais pas les d��pendances! De quoi ai-je l'air? d'avoir lou�� une frusque chez le fripier.
Enfin, abandonnant toute vergogne, il posa son chapeau �� terre, et se palpant par devant, par derri��re, de droite et de gauche dans un supr��me effort, il r��ussit �� trouver la lettre fatale qu'il glissa respectueusement dans la main toujours tendue de M. le chef du personnel.
--Vous ��tes M. Romain Caldas? demanda M. Le Campion en jetant les yeux sur cette lettre qui portait sa signature.
--Oui, Monsieur.
M. le chef du personnel toisa rapidement le nouveau: il lui prenait sa mesure administrative. Du reste, pas un pli sur sa physionomie qui p?t indiquer s'il ��tait ou non satisfait de son examen. Il reprit avec solennit��:
--Vous voulez suivre, Monsieur, la carri��re de l'administration; c'est une p��nible et laborieuse carri��re, f��conde en d��ceptions, et que vous ne connaissez sans doute pas encore; mais vous avez fait
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 120
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.