Les gens de bureau | Page 3

Emile Gaboriau
il attendait son argent depuis dix-neuf mois.
--Et voil�� dix-neuf mois aussi que j'attends ma nomination, s'��cria Caldas, et je viens seulement de la recevoir; tenez, la voici. Mais elle arrive trop tard... quand je n'ai plus d'habits... je vais allumer ma pipe avec ce chiffon.
Krugenstern retint la main de l'insens��. A ce mot de nomination, son coeur de tailleur avait battu plus fort. Il avait compris que de ce jour Caldas devenait un d��biteur s��rieux; sa cr��ance allait avoir une base; l'employ�� pr��sente une surface, et l'on peut mettre opposition �� ses appointements.
Sans mot dire, grave, contenu, M. Krugenstern tira de sa poche son m��tre et son morceau de craie, et prit mesure �� Caldas, qu'il trouva sensiblement maigri.
--Mais...que faites-vous, mon cher ami? dit Caldas inquiet.
--Che fous vais ein bartessus, ein baldot, ein bandalon et ein chilet; fus aurez tut cela temain, temain madin, te ponne heure.
Et il sortit.
Caldas, qui avait des sentiments d��licats, comprit qu'il ��tait engag�� d'honneur �� prendre le grattoir dans la grande arm��e de la paperasse.
C'est ainsi qu'un tailleur allemand d��termina la vocation d'un administrateur fran?ais.

III
Il ��tait beau, il ��tait frais, il ��tait distingu��.
Ah! M. Krugenstern avait bien fait les choses, mais Caldas l'avait bien second��.
Il avait des bottines vernies avanc��es sur son compte de r��daction par le r��dacteur en chef du _Bilboquet_; il avait un chapeau de soie presque tout neuf, r��sultat intelligent du libre-��change: toute sa vieille d��froque y avait pass��.
M��me il avait des gants violet-tendre; mais ces gants lui co?taient cher. Pour eux il avait vendu �� un Porcher du Gros-Caillou ses droits d'auteur sur son quart de vaudeville.
O France! reine du monde civilis��! salue �� son aurore un de tes ma?tres futurs!
--Monsieur, dit-il en s'inclinant devant un homme en livr��e marron-clair, j'ai re?u la lettre que voici...
L'homme en livr��e lisait au coin du po��le un article de M. Dr��olle.
A cette voix qui troublait ses d��lassements intellectuels, il releva la t��te; son regard, sous ses lunettes, remonta rapidement jusqu'�� la boutonni��re sup��rieure du beau pardessus de M. Krugenstern, et comme il n'y vit pas le plus petit bout de ruban, sans se donner la peine de d��visager son interlocuteur, il se replongea dans sa lecture avec un flegme imperturbable.
--Monsieur, recommen?a Caldas...
--L��-bas, au fond de la galerie, dit l'homme avec insouciance.
Au fond de la galerie, Caldas trouva deux autres personnages, toujours en marron-clair, qui prenaient leur caf��.
Jugeant l'occurrence favorable pour glisser sa requ��te, le nouveau tendit �� l'un de ces messieurs sa lettre tout ouverte.
Le moka ��tait r��ussi, le monsieur de bonne humeur; il invita Caldas �� s'asseoir sur une banquette, et posant m��thodiquement la lettre d'avis sous un presse-papier, continua �� vaguer sans fa?on �� ses occupations gastronomiques.
Au bout de trois petits quarts d'heure, comme Romain se demandait s'il ne ferait pas mieux d'aller rendre �� Krugenstern les habits qu'il lui avait confi��s pour faire fortune, le gar?on de bureau qui s'��tait montr�� si bienveillant pour lui reprit en hochant la t��te:
--Monsieur, le chef du personnel ne re?oit jamais avant deux heures.
--Diable! dit Caldas, il n'est pas encore midi.
--Oh! vous pouvez rester, vous ne nous g��nez pas...
On ��touffait dans cette galerie, mais il gelait dehors; Caldas resta.
Cette couple d'heures ne fut pas d'ailleurs inutile �� son apprentissage administratif. Il avait eu jusqu'alors des id��es tout �� fait anglaises sur la valeur du temps, l'oisivet�� si occup��e de ces fonctionnaires marron-clair fut une r��v��lation pour lui; et concluant de leur fain��antise individuelle �� la fain��antise universelle de la gent bureaucratique, il caressa le doux espoir de mitiger par le commerce des muses, pendant les heures r��glementaires, l'aust��re labeur de l'employ��.
Un coup de sonnette retentit; le gar?on de bureau, qui s'��tait endormi pendant que Caldas r��vait, se dressa comme m? par un ressort.
--Monsieur, le chef du personnel est visible, dit-il.
Et rendant au nouveau sa lettre d'introduction, que celui-ci fourra machinalement dans une de ses poches, il poussa une porti��re capitonn��e en maroquin vert et l'introduisit dans une vaste pi��ce ��clair��e par deux fen��tres et coup��e vers le milieu par un paravent de couleur claire.
Caldas, qui avait l'instinct de la strat��gie, eut l'heureuse inspiration de tourner ce bastion, et derri��re un vaste bureau il se trouva face �� face avec M. le chef du personnel.

IV
M. Edme Le Campion, chef du personnel au minist��re de l'��quilibre, chevalier de l'ordre imp��rial de la L��gion d'honneur, commandeur de l'ordre de Saint-Gr��goire-le-Grand, est un homme de taille moyenne, au front chauve, �� l'oeil vacillant. Son age est un myst��re que nul n'a pu sonder. Il n'a pas d'age.
Napol��on Ier connaissait, dit-on, par leurs noms tous les grognards de sa vieille garde; il sait, lui, la biographie de tous les officiers, caporaux et soldats de son corps d'arm��e administratif. Il n'ignore pas plus la position int��ressante de Balan?ard, le contr?leur de l'��quilibre de Loud��ac, charg�� de neuf enfants et d'une m��re
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