Les femmes dartistes | Page 5

Alphonse Daudet
vacances qui, le dimanche, remplit le trottoir
et la chaussée. Aussi, comme elle s'ennuyait, la malheureuse, à la
campagne; comme elle regrettait son Paris! Heurtebise, au contraire,
avait besoin des champs pour la santé de son esprit. Paris l'étourdissait
comme un provincial en visite. La femme ne comprenait pas cela et se
plaignait beaucoup de son exil. Pour se distraire, elle invitait
d'anciennes amies. Alors, si le mari n'était pas là, on s'amusait à
feuilleter ses papiers, les notes, les travaux en train.
«Voyez, donc, ma chère, comme c'est drôle... Il s'enferme pour écrire
ça. Il marche, il parle tout seul... Moi d'abord je ne comprends rien à
tout ce qu'il fait.»
Et c'étaient des regrets sans fin, des retours sur le passé.
«Ah! si j'avais su... Quand je pense que je pouvais épouser Aubertot et
Fajon, les marchands de blanc...»
Elle citait toujours les deux associés en même temps, comme si elle
avait dû épouser l'enseigne. En présence du mari, on ne se gênait pas
davantage. Elle le dérangeait, empêchait tout travail, installant dans la
pièce même où il écrivait la causerie niaise de femmes oisives qui
parlaient haut, pleines de dédain pour ce métier de littérateur qui
rapporte peu, et dont les heures les plus laborieuses ressemblent
toujours à une capricieuse oisiveté.
De temps en temps, Heurtebise essayait d'échapper à cette existence

qu'il sentait devenir chaque jour plus sinistre. Il accourait à Paris,
prenait une petite chambre à l'hôtel, voulait se figurer qu'il était garçon;
mais tout à coup il pensait à son fils, et avec une envie folle de
l'embrasser retournait le soir même à la campagne. Dans ces cas-là,
pour éviter la scène du retour, il emmenait un ami avec lui, et le gardait
là-bas le plus qu'il pouvait. Dès qu'il n'était plus seul en face de sa
femme, sa belle intelligence se réveillait et ses projets de travail
interrompus peu à peu l'un après l'autre lui revenaient au coeur. Mais
quel déchirement quand on partait! Il aurait voulu retenir ses visiteurs,
s'accrochait à eux de toute la force de son ennui. Avec quelle tristesse il
nous accompagnait à la station du petit omnibus de banlieue qui nous
ramenait vers Paris! et comme, nous partis, il s'en retournait lentement
sur la route poudreuse, le dos rond, les bras inertes, écoutant les roues
qui s'éloignaient!
C'est que le tête-à-tête était devenu insupportable. Pour l'éviter, il prit le
parti d'avoir la maison toujours pleine. Son bon coeur aidant, sa
lassitude, son insouciance, il s'entoura de tous les meurt-de-faim de la
littérature. Un tas de valets de lettres, paresseux, toqués, visionnaires,
s'installèrent chez lui, plus que lui; et comme la femme était très-sotte,
incapable de juger, elle les trouvait charmants, supérieurs à son mari
parce qu'ils criaient plus fort. La vie se passait en discussions oiseuses.
C'était un fracas de mots vides, de poudre aux moineaux, et le pauvre
Heurtebise, immobile et muet au milieu de tout ce tapage, se contentait
de sourire en haussant les épaules. Quelquefois pourtant, quand, à la fin
d'un repas interminable, tous ses convives, les coudes sur la nappe,
commençaient autour du flacon d'eau-de-vie une de ces longues
flâneries de paroles asphyxiantes comme le brouillard des pipes, un
immense dégoût le prenait et, n'ayant pas la force de renvoyer tous ces
malheureux, il s'en allait lui-même et restait huit jours sans revenir.
«Ma maison est pleine d'imbéciles, me disait-il un jour. Je n'ose plus
rentrer.» Avec ce train de vie, il n'écrivait plus. Son nom devenait rare,
et sa fortune, gaspillée à ce perpétuel besoin de monde au logis, s'en
allait aux mains tendues autour de lui.
Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus, lorsqu'un matin je

reçus un mot de sa chère petite écriture autrefois si ferme, maintenant
hésitante et tremblante.--«Nous sommes à Paris. Viens me voir. Je
m'ennuie.» Je le trouvai avec sa femme, son enfant, ses chiens, dans un
lugubre petit appartement de Batignolles. Le désordre, qui n'avait plus
l'espace pour s'étaler, semblait encore plus affreux qu'à la campagne.
Pendant que l'enfant et les chiens se roulaient dans des chambres
grandes comme des cases d'échiquier, Heurtebise, malade, était couché,
le visage au mur, dans un état de prostration complète. La femme,
toujours en tenue, toujours placide, le regardait à peine.---«Je ne sais
pas ce qu'il a», me dit-elle avec un geste d'insouciance. Lui, en me
voyant, retrouva un moment de gaîté, une minute de son bon rire, mais
aussitôt étouffé. Comme on avait gardé à Paris les habitudes de la
banlieue, à l'heure du déjeuner, dans ce ménage bouleversé par la gêne,
la maladie, il arriva un parasite, petit homme chauve, râpé, roide,
grincheux, qu'on appelait dans la maison: «l'homme qui a lu
Proudhon.» C'est ainsi qu'Heurtebise, qui n'avait sans doute jamais su
son nom, le présentait à tout le
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