petit front têtu, étroit, où l'absence de rides
marquait moins la jeunesse qu'une nullité complète d'idées. Ainsi faite,
Heurtebise l'aima, la demanda et, comme il avait quelque fortune, n'eut
pas de peine à l'obtenir.
Elle, ce qui lui plaisait dans ce mariage, c'était l'idée d'épouser un
auteur, un homme connu qui lui donnerait des billets de spectacle
autant qu'elle voudrait. Quant à lui, je crois qu'en définitive cette fausse
élégance de boutique, ces façons prétentieuses, bouche pincée, petit
doigt en l'air, l'avaient ébloui comme le dernier mot de la distinction
parisienne, car il était né paysan et, au fond, malgré son esprit, il le
resta toujours.
Tenté de bonheur paisible, de cette vie de famille dont il était privé
depuis si longtemps, Heurtebise passa deux ans loin de ses amis,
s'enfouissant à la campagne, dans des coins de banlieue, toujours à la
portée de ce grand Paris, qui le troublait et dont il recherchait
l'atmosphère affaiblie, comme ces malades auxquels on ordonne l'air de
la mer, mais qui, trop délicats pour le supporter, viennent le respirer à
quelques lieues de distance. De loin en loin son nom apparaissait dans
un journal, dans une revue, au bas d'un article; mais déjà ce n'était plus
cette verdeur de style, ces emportements d'éloquence qu'on lui avait
connus. Nous pensions: «Il est trop heureux... son bonheur le gâte.»
Puis un jour il revint parmi nous, et nous vîmes bien qu'il n'était pas
heureux. Sa mine pâlie, ses traits resserrés, contractés par un perpétuel
agacement, la violence de ses manières rapetissée en colère nerveuse,
son beau rire sonore déjà fêlé, en faisaient un tout autre homme. Trop
fier pour convenir qu'il s'était trompé, il ne se plaignait pas, mais les
anciens amis auxquels il rouvrit sa maison purent vite se convaincre
qu'il avait fait le plus sot des mariages, et que sa vie était désormais
hors de voie. Par contre, Mme Heurtebise nous apparut, après deux ans
de ménage, telle que nous l'avions vue dans la sacristie, le jour des
noces. Son même sourire, minaudier et calme, son même air de
boutiquière endimanchée; seulement l'aplomb lui était venu. Elle parlait
maintenant. Dans les discussions artistiques où Heurtebise se lançait
passionnément, avec des jugements absolus, le mépris brutal ou
l'enthousiasme aveugle; la voix mielleuse et fausse de sa femme venait
tout à coup l'interrompre, l'obligeant à écouter quelque raisonnement
oiseux, quelque réflexion sotte toujours en dehors du sujet. Lui, gêné,
embarrassé, nous regardait d'un oeil qui demandait grâce, essayait de
reprendre la conversation interrompue. Puis devant la contradiction
intime et persistante, la sottise de cette petite cervelle d'oisillon, gonflée
et vide comme un échaudé, il se taisait, résigné à la laisser aller
jusqu'au bout. Mais ce mutisme exaspérait madame, lui paraissait plus
injurieux, plus dédaigneux que tout. Sa voix aigre--douce devenait
criarde, montait, piquait, bourdonnait avec un harcellement de mouche,
jusqu'à ce que le mari, furieux, éclatât à son tour, brutal et terrible.
De ces querelles incessantes, qui se terminaient par des larmes, elle
sortait reposée, plus fraîche, comme une pelouse après l'arrosage; lui,
chaque fois brisé, fiévreux, incapable de tout travail. Peu à peu sa
violence même se lassa. Un soir que j'avais assisté à une de ces scènes
pénibles, comme Mme Heurtebise sortait de table, triomphante, je vis
sur la figure de son mari, restée baissée pendant la querelle et qu'il
relevait enfin, l'expression d'un mépris, d'une colère que les paroles ne
pouvaient plus traduire. Rouge, les yeux pleins de larmes, la bouche
tordue d'un sourire ironique et navrant, pendant que la petite femme
s'en allait en refermant la porte d'un coup sec, il lui fit, comme un
gamin dans le dos de son maître, une grimace atroce de rage et de
douleur. Au bout d'un moment, je l'entendis murmurer d'une voix
étranglée par l'émotion: «Ah! si ce n'était pas l'enfant, comme je
filerais!»
Car ils avaient un enfant, un pauvre petit superbe et malpropre, qui se
traînait dans tous les coins, jouait avec les chiens plus grands que lui, la
terre, les araignées du jardin. La mère ne le regardait que pour constater
qu'il était «dégoûtant» et regretter de ne l'avoir pas mis en nourrice.
Elle avait en effet gardé ses traditions de petite bourgeoise de comptoir,
et leur intérieur en désordre, où elle promenait dès le matin des robes
parées et des coiffures étonnantes, rappelait les arrière-boutiques si
chères à son coeur, les pièces noires de crasse et de manque d'air où
l'on passe vite dans les entr'actes de la vie de commerce pour manger à
la hâte un repas mal fait, sur une table sans nappe, l'oreille au guet tout
le temps vers la sonnette de la porte. Dans ce monde-là il n'y a que la
rue qui compte, la rue où passent les acheteurs, les flâneurs, et ce
débordement de peuple en
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