seul.
Qu'il me sembla long et lugubre ce repas au chevet du malade! La femme bavardait comme toujours, avec une tape par-ci par-là à l'enfant, un os aux chiens, un sourire au philosophe. Pas une fois Heurtebise ne se tourna vers nous, et pourtant il ne dormait pas. Je ne sais pas même s'il pensait... Cher et vaillant gar?on! Dans ces luttes mesquines et continuelles, le ressort de sa nature vigoureuse s'était brisé, et il commen?ait déjà à mourir. Cette agonie silencieuse, qui était plut?t un renoncement de vivre, dura quelques mois; puis Mme Heurtebise se trouva veuve. Alors comme les larmes n'avaient pas obscurci ses yeux clairs, qu'elle avait toujours le même soin de ses cheveux lisses, et qu'Aubertot et Fajon étaient encore disponibles elle épousa Aubertot et Fajon. Peut-être Aubertot, peut-être Fajon, peut-être même tous les deux. En tout cas, elle put reprendre la vie pour laquelle elle était faite, le bavardage facile et l'éternel sourire des dames de comptoir.
* * * * *
II
LE CREDO DE L'AMOUR
Elle avait toujours rêvé cela, être la femme d'un po?te!... Mais l'implacable destinée, au lieu de l'existence romanesque et fiévreuse qu'elle ambitionnait, lui arrangea un petit bonheur bien tranquille, en la mariant à un riche rentier d'Auteuil, aimable et doux, un peu trop agé pour elle, et qui n'avait qu'une passion--tout à fait inoffensive et reposante--l'horticulture. Le brave homme passait son temps, le sécateur à la main, à soigner, élaguer une magnifique collection de rosiers, à chauffer la serre, arroser les corbeilles; et ma foi! vous conviendrez bien que pour un pauvre petit coeur affamé d'idéal il n'y avait pas là une pature suffisante. Pourtant pendant dix ans sa vie se maintint droite et uniforme comme les allées finement sablées du jardin de son mari, et elle la suivit à pas comptés en écoutant avec un ennui résigné le bruit aga?ant et sec des ciseaux toujours en mouvement, ou la pluie monotone, infinie, qui tombait des pommes d'arrosoirs sur les plantes touffues. Cet horticulteur enragé avait de sa femme le même soin méticuleux que de ses fleurs. Il mesurait le froid et le chaud à son salon encombré de bouquets, craignait pour elle la gelée d'avril ou le soleil de mars; et, comme ces plantes en caisse que l'on sort et que l'on rentre à des époques déterminées, la faisait vivre méthodiquement, les yeux fixés sur le baromètre et les variations de la lune.
Elle resta ainsi longtemps, prise entre les quatre murs du jardin conjugal, innocente comme une clématite, mais avec des élans vers d'autres jardins moins réguliers, moins bourgeois, où les rosiers pousseraient toutes leurs branches, où les herbes folles seraient plus hautes que des arbres et chargées de fleurs fantastiques, inconnues, en liberté sous un soleil plus chaud. Ces jardins-là on ne les trouve guère que dans les livres des po?tes; aussi lisait-elle beaucoup de vers en cachette du pépiniériste qui ne connaissait, lui, en fait de poésies, que des distiques d'almanach:
Quand il pleut à la Saint-Médard, Il pleut quarante jours plus tard.
Sans choix, gloutonnement, la malheureuse dévorait les plus mauvais po?mes, pourvu qu'elle y trouvat des rimes à ?amour? et à ?passion?; puis le livre fermé, elle passait des heures à rêver, à soupirer: ?Voilà le mari qui m'aurait fallu!?
Tout cela probablement serait toujours resté à l'état vague d'aspirations, si à ce terrible moment de la trentaine, qui est l'age décisif pour la vertu des femmes comme midi est l'heure décisive pour la beauté du jour, l'irrésistible Amaury ne s'était pas trouvé sur son chemin; Amaury est un po?te de salon, un de ces exaltés en habit noir et gants gris-perle, qui vont entre dix heures et minuit raconter dans le monde leurs extases d'amour, leurs désespoirs, leurs ivresses, mélancoliquement appuyés aux cheminées, dans la lueur des lustres, pendant que les femmes en toilette de bal écoutent, rangées en cercle, derrière leurs éventails.
Celui-là peut passer pour l'idéal du genre. Tête de bottier fatal, l'oeil cave, le teint blême, il se coiffe à la russe et se lisse fortement de pommade hongroise. C'est un de ces désespérés de la vie comme les dames les aiment, toujours vêtus à la dernière mode, un lyrique refroidi chez qui le désordre de l'inspiration se devine seulement au noeud de cravate un peu lache, négligemment attaché. Aussi il faut voir ce succès quand, de sa voix stridente, il débite une tirade de son po?me, le _Credo de l'amour_, celle surtout qui se termine par ce vers étonnant:
Moi je crois à l'amour comme je crois en Dieu!...
Remarquez que je soup?onne fort ce farceur-là de se soucier aussi peu de Dieu que du reste; mais les femmes n'y regardent pas de si près. Elles se prennent facilement à la glu des mots, et chaque fois qu'Amaury récite son Credo de l'amour, vous êtes s?r de voir tout
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