Les etranges noces de Rouletabille | Page 5

Gaston Leroux
dit Athanase. Ordre du général
commandant la division. Il ne veut point qu'on le précède et il craint
qu'une imprudence annonce vos mouvements... j'ai répondu de vous...
Vous irez où je vous conduirai, où plutôt il m'a ordonné de vous
conduire... --Mon cher Athanase, je vous suivrai au bout du monde! dit
très vivement Ivana. Rouletabille pâlit, mais elle ne s'occupait point du

reporter... --Et où irons-nous, monsieur?... demanda Rouletabille d'une
voix glacée. --Tenez! nous allons faire une petite excursion par delà ces
monts, fit Athanase en désignant l'horizon vers l'Est, puis nous
descendrons, tout doucement vers le Sud, sans être gênés par les
troupes... --Je vous crois! nous ne les verrons même pas... --Que vous
importe? répliqua Athanase, si je vous donne ma parole d'honneur que
je vous ferai déboucher sur le champ de bataille au moment le plus
intéressant! --Ça va! cria Vladimir. --Ne nous faites pas «déboucher»
dans un endroit trop dangereux, exprima La Candeur avec une certaine
mélancolie. Rouletabille dit: --C'est bien, monsieur, nous vous
obéissons. Nous sommes maintenant vos prisonniers, ou à peu près.
Derrière Athanase, il venait d'apercevoir une petite troupe de cavaliers,
que conduisait un sous-officier. --Vous êtes mes amis! répondit
simplement Athanase, je me suis arrangé pour que vous retrouviez vos
tentes, vos mules et tous vos impedimenta que j'ai trouvés en passant à
la Karakoulé. Enfin, vous allez avoir des bêtes fraîches... --Vous pensez
à tout, monsieur!... --C'est un type épatant! proclama Vladimir. Ils
rebroussèrent chemin et atteignirent avant la nuit la crête des monts à
l'Ouest. Avant de descendre dans la vallée, les reporters purent
apercevoir l'armée bulgare et même l'entendre, car elle chantait. Qu'elle
était belle, cette journée du 21 octobre 1913 où les soldats du général
Radko Dimitrief pénétraient enfin en Turquie sur un front de plus de
vingt kilomètres, dans un pays qui n'était connu que des muletiers et
des bergers! où les colonnes de la cinquième division, ne sentant même
pas la fatigue d'un pareil effort, sans s'accorder une heure de repos,
continuaient leur route en chantant, vers les champs de bataille
d'Estri-Polos, Pitra, Kara-Kof, glorieuses étapes avant le coup de foudre:
Kirk-Kilissé! Cette armée, fait mémorable en ce siècle de chemin de fer,
de téléphone, et de télégraphie sans fil, on n'en avait même pas
soupçonné la présence! Elle avançait, se sentant pleine de force et de
mystère... On la croyait vers la Maritza, à l'Est!.. Et de cime en cime,
cependant, c'était encore la chanson de la «Maritza», rivière où se
mêlèrent pendant des siècles le sang des Bulgares et des Osmanlis que
les bataillons se renvoyaient! Alors, cette chanson-là n'avait pas encore
été chantée par des traîtres à leur race et à leur destin: Coule Maritza
Ensanglantée, Pleure la veuve Cruellement blessée. Marche, marche,
notre général! Un, deux, trois, marchez, soldats! La trompette sonne

dans la forêt, En avant marchons, marchons, hourrah! Hourrah!
Marchons en avant!... Qu'elle était belle, cette première aurore où il n'y
avait sous le soleil que des jeunes gens pleins de vie et sûrs de la
victoire, où le sang n'avait pas encore été versé, où la rage du massacre
n'avait pas encore ouvert ses gueules sauvages, où l'espoir sacré de
délivrer des frères opprimés gonflait les poitrines, où chacun se tendait
la main du Balkan au Rhodope et plus loin encore, tout là-bas jusqu'au
fond de l'Épire et de la douce Thessalie! Pour ce beau jour, des races
ennemies s'étaient réconciliées et étaient parties ensemble, dans le bruit
des trompettes, d'un tel élan que le monde a pu croire un instant que
rien ne les séparerait plus!... Hélas! le monde avait oublié qu'il y avait à
Sofia un Cobourg qui veillait sur d'autres intérêts que ceux de sa patrie
d'un jour!... Cette vision disparut bientôt aux regards des reporters, qui,
derrière Athanase s'enfoncèrent dans un pays coupé de pics, de rochers,
de ravins abrupts, rappelant véritablement une zone alpestre mais
beaucoup plus désolée. Le Bulgare et les reporters se firent part en peu
de mots de leurs mutuelles aventures. Chacun pensait à Gaulow. Les
tentes furent dressées; on soupa, car Athanase Khetew avait apporté des
provisions. Après souper, Ivana se retira, sur un bonsoir bref, sous sa
tente, et Rouletabille dicta un article à La Candeur. Ce dernier, les
articles terminés, les glissait dans de grandes enveloppes sur lesquelles
il inscrivait le titre et la date de l'article; puis il mettait le tout dans une
serviette de maroquin qui ne le quittait jamais. Ainsi faisait-il, depuis
que les jeunes gens avaient quitté Sofia et qu'ils étaient entrés dans
l'Istrandja-Dagh. Quand l'article fut achevé, Vladimir s'écria: --Je vois
d'ici le nez de Marko le Valaque, quand «notre journal» publiera la
série des «correspondances» de Rouletabille! Ce pauvre Marko en fera
certainement une maladie!... Nous avons déjà eu l'occasion de dire
[Dans
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