s'enorgueillit, à juste titre, aujourd'hui,
c'était déjà, par son vaste négoce et son esprit d'entreprise, une des cités
les plus importantes de l'Amérique septentrionale. Cette métropole, qui
compte près de cent mille âmes dans son enceinte, n'en avait guère
alors que quarante à quarante-cinq[17]. Mais ils étaient doués d'une
activité, d'une intelligence commerciale, et d'un amour de
l'indépendance qui, dès cette époque, faisaient de leur ville le foyer du
libéralisme canadien. Tandis que la capitale politique de la colonie,
Québec, demeurait immobile dans son corset de remparts et de préjugés
religieux; tandis que ses plus nobles famille françaises acceptaient
presque toutes sans murmurer le joug de la domination anglaise, et que
beaucoup courtisaient leurs maîtres, adulaient Son Excellence le
gouverneur général, les Montréalais ou Montréalistes, comme on les
appelle dans le pays, protestaient ouvertement contre toutes les
exactions du pouvoir, lui faisaient une opposition énergique, et
aspiraient les uns à l'indépendance, les autres à l'annexion aux
États-Unis, une certaine, mais faible minorité, à un retour sous
l'administration française.
[Note 17: La population des deux Canadas dépasse actuellement deux
millions d'habitants. Il n'est guère de peuples qui se soient accrus aussi
rapidement. Comme on le concevra aisément, les Anglo-Saxons ont
pris plus de développement que les Franco-Canadiens, depuis la
conquête du Canada par l'Angleterre, en 1789. Alors les premiers ne
comptaient pas plus de sept à huit mille âmes dans le paya qu'ils
occupaient sous le nom de Haut-Canada, à l'ouest de Montréal. De
récentes statistiques nous montrent leur progression vraiment
fabuleuse:
1814.................... 95,000
1824.................... 151,097
1829.................... 198,440
1832.................... 261,066
1834.................... 320,693
1836.................... 372,502
1842.................... 486,055
1848.................... 723,292
1852.................... 952,054
1855.................... 1,003,121
1860.................... 1,060,305
Quant ou Bas-Canada, il a suivi l'échelle suivante:
Lors de la conquête, soixante mille Français à peine l'habitaient. A
partir du premier recensement anglais on trouve:
1825.................... 423,630
1827.................... 471,876
1831.................... 511,920
1844.................... 690,782
1882.................... 890,661
1888.................... 930,207
1860.................... 1,000,044
M. Chauveau, surintendant de l'instruction publique au Canada
accompagne ces chiffres d'observations très-judicieuses.
«Si, dit-il, l'on considère que cet accroissement est presque entièrement
dû à la multiplication par le seul effet des naissances de 60,000
Français, on le trouvera certainement remarquable. Quelques centaines
de familles, presque toutes normandes ou bretonnes, ont originairement
peuplé les vastes territoires qui composaient la Nouvelle-France. A la
conquête, un grand nombre de familles se sont embarquées pour la
France, et, depuis ce temps, il n'a pas été ajouté aux familles françaises
de la colonie. Quelques individus isolés, aussitôt repartis qu'arrivés, ont,
pour bien dire, à peine visité la Nouvelle-France, passée sous la
domination de l'Angleterre. Malgré le nombre considérable de Français
et de Belges qui émigrent en Amérique, il n'y a actuellement (1858)
que 1,366 natifs de ces deux pays. Loin de gagner par l'immigration, la
race française a, au contraire, constamment perdu par une émigration
qui s'est faite dès l'origine et n'a cessé de se faire vers les États-Unis, les
plaines de l'ouest et jusqu'à la Louisiane et au Texas... Bien plus, une
émigration plus formidable s'est faite depuis quelques années. Des
ouvriers par bandes, des familles de cultivateurs par essaims ont laissé
le Canada, etc...!»
Les dilapidations insensées du trésor public, la corruption effroyable
des hommes politiques, l'augmentation constante des impôts, la
lourdeur de la dette coloniale, qui pèse de près de deux cents francs sur
chaque tête d'individu, sont les principaux motifs de cette émigration.
Quant à la fécondité des Canadiens, elle peut passer pour proverbiale.
Les» familles de douze ou quinze enfant» sont communes. J'ai connu
des femmes qui avaient donné le jour à vingt-cinq, et une à trente et
un!]
Les motifs de leur désaffection étaient divers. Pour les
Franco-Canadiens, c'était principalement cette vieille inimitié de race
que le temps n'a malheureusement pas effacée. D'ailleurs, peuple
conquis, il n'eut, guère été naturel qu'ils supportassent sans se plaindre
leurs conquérants.
Pour les Anglo-Canadiens, la vue de l'égalité et de la liberté qui régnait
aux États-Unis, comparées à l'oligarchie aristocratique et tyrannique du
gouvernement colonial, pouvait être un sujet d'envie. Quoi qu'il en soit,
le mécontentement avait atteint ses limites extrêmes. Et les mécontents
formulèrent, en 1834, leurs griefs dans un factum célèbre, sous le titre
Les quatre-vingt-douze rédigées, en grande partie, sous la direction de
M. Louis-Joseph Papineau, le tribun du parti libéral à l'Assemblée
législative [18].
[Note 18: Pour plus amples détails, qu'il m'est impossible de donner ici,
voir la Huronne.]
Ce document fut envoyé à Londres. Mais, loin de faire droit à ses
instantes réclamations, quoiqu'elles fussent appuyées par lord John
Russell, O'Connell et plusieurs membres éminents de la chambre des
communes anglaise, le cabinet de Saint-James ferma l'oreille.
Des troubles, bientôt réprimés, éclatèrent, au commencement de 1837,
à Montréal et dans les environs.
Alors, le ministère anglais se décida à nommer des commissaires pour
s'enquérir des affaires du Canada. Au lieu de pacifier les esprits par
quelques concessions,
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