de cygne; le
tout accompagné de danses, festins et tabagies. Enfin, la pauvre femme,
ramenée en grande pompe chez elle, aurait joui de la permission de se
remarier, si toutefois, comme le dit un voyageur, «elle se fût senti assez
de courage pour s'aventurer à courir de nouveau le risque de brûler vive
ou d'endurer tous ces tourments.»
Mais Ni-a-pa-ah eut le bonheur d'échapper à ce surcroît d'afflictions.
Nar-go-tou-ké n'avait été qu'étourdi par le coup de tomahawk. Resté
esclave chez les Grosses-Babines, il parvint à leur arracher sa femme
lorsqu'elle fut guérie de ses plaies, quoique hideusement défigurée et
incapable de se servir désormais de ses mains.
Ils prirent la fuite, retraversèrent les steppes immenses qu'ils avaient
franchis naguère bercés par des illusions si enivrantes, et retournèrent à
Caughnawagha, au commencement de 1817.
--Ah! dit la Vipère-Grise, en remarquant le triste état de sa fille,
Athahuata[5] m'avait prévenue que cette expédition serait fatale à ma
famille, Athahuata ne trompe pas ceux qui ont foi en lui. Pourquoi mon
fils ne m'a-t-il pas écoutée?
[Note 5: Divinité des sorciers Iroquois.]
Sans lui répondre, Nar-go-tou-ké abaissa un regard sombre et
douloureux sur Ni-a-pa-ah; puis, relevant les yeux et étendant la main
dans la direction de Montréal, qu'on apercevait dans le lointain, il
s'écria:
--Là sont les destructeurs de ma race; là sont ceux qui ont fait pleurer
celle qui est la joie et les délices de mon existence; là, Nar-go-tou-ké
détruira ses ennemis; il fera pleurer à leurs femmes tous les pleurs de
leurs yeux.
--Que mon fils prenne garde, qu'il prenne bien garde! dit la
Vipère-Grise d'un accent prophétique. Athaënsie[6] est irrité contre lui.
Les Habits-Rouges[7] lui seront fatals: ils tueront jusqu'au dernier des
Iroquois!
[Note 6: Divinité du mal.]
[Note 7: Les indiens nomment les Anglais Habits-Rouges ou Kingsors,
corruption de King Georges (Roi Georges).]
CHAPITRE II
MONTRÉAL
Trois cent vingt-sept ans se sont écoulés depuis que l'illustre Jacques
Cartier foula, pour la première fois, le sol sur lequel s'élève aujourd'hui
la ville de Montréal. Qui eût osé prédire alors au pilote malouin que,
bientôt, ces terres incultes, occupées par des bois inextricables, des
landes marécageuses et par la chétive bourgade indienne connue sous le
nom de Hochelaga, fructifieraient aux rayons vivificateurs de
l'industrie et verraient surgir de leur sein une des opulentes cités du
Nouveau-Monde? Qui eût osé le prédire à M. de Maisonneuve, quand,
un siècle plus tard à peine, il vint asseoir dans ces plaines les bases de
la métropole actuelle du Canada? Aux deux intrépides aventuriers ne
pourrions-nous appliquer le cri d'enthousiasme échappé à M. F.-X,
Garneau eu parlant du premier?
«S'il était permis, aujourd'hui, à Jacques Cartier de sortir du tombeau
pour contempler le vaste pays qu'il a livré, couvert de forêts et de
hordes barbares, à l'entreprise et à la civilisation européenne, quel
spectacle plus digne pourrait exciter dans son coeur l'orgueil d'un
fondateur d'empire, le noble orgueil de ces hommes privilégiés dont le
nom grandit, chaque jour avec les conséquences de leurs grandes
actions. L'Amérique a cela de particulier qu'elle a été trouvée et qu'elle
s'est faite ce qu'elle est, moins par les armes que par les travaux les plus
productifs, et que c'est en séchant les larmes des malheureux que la
persécution ou la misère chassait d'Europe, qu'elle assurait son bonheur
et sa prospérité[8].»
[Note 8: Garneau, Histoire du Canada, t. 1, p. 21.]
Au mois de septembre 1535, Cartier, qui avait précédemment reconnu
les bords du Saint-Laurent jusqu'au confluent de la rivière
Saint-Charles avec ce fleuve, désire poursuivre ses explorations. Il
remet à la voile, et, après une navigation de treize jours sur le grand
fleuve, il débarque à Hochelaga, village algonquin situé à soixante
lieues plus haut.
«Hochelaga, dit M. Garneau, se composait d'une cinquantaine de
maisons en bois, de cinquante pas de long sur douze ou quinze de large,
couvertes d'écorces cousues ensemble avec beaucoup de soin. Chaque
maison contenait plusieurs chambres distribuées autour d'une grande
salle carrée où la famille se tenait habituellement et faisait son ordinaire.
Le village lui-même était entouré d'une triple enceinte circulaire
palissadée, percée d'une seule porte fermant à barre. Des galeries
régnaient en plusieurs endroits en haut de cette enceinte, et au-dessus
de la porte, avec des échelles pour y monter et des amas de pierres
déposées au pied pour la défense. Dans le milieu de la bourgade se
trouvait une grande place[9].»
[Note 9: Garneau, Histoire du Canada, t. I, p. 23.]
Voilà le berceau de Montréal.
Les années fuient sur le cadran des âges, insensiblement, et malgré
l'incurie si déplorable du gouvernement français, le Canada se peuple,
Champlain commence la ville de Québec; des établissements se
forment à Sillery, à Trois-Rivières[10], des missionnaires catholiques,
la croix d'une main, la houe ou l'arquebuse de l'autre, se répandent
partout, convertissant les Indiens, défrichant les terres,
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