énorme amoncellement de pierres, de briques et de marbres
étonne l'imagination, mais on a le coeur serré.
Louis-Philippe eut la pensée de rendre la vie à cette vaste nécropole de
la monarchie, mais un musée n'a pu la ranimer. Mieux eût valu laisser
tomber Versailles pierre à pierre, laisser le lierre couvrir de son
manteau ces ruines colossales.
Tout semble petit, mesquin, glacial, dans ces salles si vastes; les
tableaux les plus excellents y perdent de leur valeur. Ils fixent les yeux,
mais non l'imagination. La pensée est ailleurs. Involontairement on
écoute l'écho des pas dans les escaliers, les craquements sourds des
boiseries, les gémissements du vent dans les corridors. Devant chaque
porte on s'arrête, on hésite à ouvrir, qui trouvera-t-on derrière?
Seule, la grande galerie des portraits est en harmonie avec les
impressions que donne l'aspect de Versailles; lorsque parfois on la
traverse dans toute sa longueur, seul, à la nuit tombante, on est saisi
d'une frayeur secrète au bruit de ses pas, redit vingt fois par les voûtes
sonores. On croit voir remuer des yeux, s'agiter des lèvres, et dans
l'ombre lointaine de grandes figures se détacher de la toile et jaillir de
leurs cadres.
À Versailles, dans les cours désertes, dans les recoins ignorés, sont
venues s'échouer toutes les épaves des monarchies passées, battues et
renversées par la tempête populaire. On y aperçoit bien des cadres sans
toiles, des bustes mutilés, des statues décapitées.
Là, dans un passage obscur, non loin de l'Orangerie, j'ai retrouvé une
admirable statue équestre du duc d'Orléans, ce prince si généreux, si
loyal, si bon. Involontairement je me rappelai les grandes espérances
avec lui éteintes, je me souvins de ce grand deuil de la France le jour où
sa mort révéla combien cher il était à tous.
Du vivant même de Louis XIV, Versailles avait eu sa décadence. Avec
madame de Maintenon, la tristesse entra dans le palais enchanté, un
crêpe sombre s'étendit sur ce séjour de la féerie, la fantasmagorie
s'évanouit. La veuve de Scarron était reine. Les palais reflètent la
physionomie des maîtres.
Le demi-dieu était redevenu un homme, moins qu'un homme, un
vieillard hébété par la peur de l'enfer.
--M'aviez-vous donc cru immortel? demanda-t-il aux courtisans qui
entouraient son lit d'agonie.
Ils auraient pu lui répondre: Oui, Sire, et vous-même avez essayé de le
croire.
Lorsqu'on conduisit Louis XIV à Saint-Denis, le peuple imbécile crut
se venger en insultant sa dépouille mortelle; il couvrit de pierres et de
boue le cercueil de cet homme qu'aux jours d'enivrement et de
prospérité il avait surnommé le grand roi.
II
PREMIÈRES AMOURS.
Élevé par une mère galante, sur les genoux des belles dames de la
Fronde, sous les yeux d'un ministre qui pour l'éloigner des affaires
favorisait tous ses penchants, Louis XIV, doué d'un tempérament de feu,
fit pressentir dès son enfance qu'il marcherait glorieusement sur les
traces de son aïeul Henri IV de galante mémoire.
Jeune, beau, élégant, Louis «avait tout ce qu'il faut pour réussir près des
femmes,» et à tous ces dons de la nature il joignait «des grâces
exquises» et une galanterie raffinée qu'il devait à madame de Choisy,
son précepteur en belles manières.
La comtesse de Choisy, dont le mari était chancelier dans la maison de
Monsieur, avait entrepris de faire du jeune roi ce qu'on appelait alors un
honnête homme, c'est-à-dire un cavalier accompli. Cette femme d'esprit,
«déjà sur le retour, possédait toutes les grâces de la politesse et du bon
ton, toute la science du savoir-vivre, toutes les perfections d'une
précieuse du beau temps de l'hôtel Rambouillet[6],» le jeune roi ne
pouvait aller à meilleure école. L'élève fit honneur à son institutrice, et
plus tard, il récompensa d'une pension de huit mille livres des leçons
qui avaient fait de lui le gentilhomme le plus accompli de son royaume.
[Note 6: M. le baron Walckenaer, Mémoires touchant la vie et les écrits
de madame de Sévigné.]
Les Mémoires du temps ont retenu les premiers bégaiements du coeur
du jeune monarque, et nous savons les moindres détails de ses
premières inclinations, badinages galants et enfantins, sans portée et
sans conséquence. Tour à tour il sembla s'attacher à la duchesse de
Châtillon, à Élisabeth de Ternau et enfin à Olympia Mancini, une des
trop nombreuses nièces du cardinal Mazarin, et qui avait été la
compagne de ses premiers jeux. Olympia, dangereuse Italienne, «âme
et visage noirs,» fut mariée au duc de Soissons. On la retrouve à la tête
de toutes les cabales organisées pour perdre Madame.
Une fille d'atours de la reine-mère, mademoiselle de La Mothe
d'Argencourt, inspira à Louis XIV sa première passion sérieuse.
Cette jeune fille, que quelques mémoires nous peignent comme n'étant
ni fort belle ni très-spirituelle, était en réalité d'une éclatante beauté.
Elle avait de merveilleux cheveux blonds d'une richesse extrême, de
grands yeux bleus pleins de
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