Les cotillons célèbres | Page 3

Emile Gaboriau
roi.
Ces deux imputations paraissent aussi peu justifiées l'une que l'autre.
Voici le récit d'Aimoin: «La reine, dit-il, venait de quitter Chilpéric qui
se disposait à partir pour la chasse; elle entra dans une salle de bain, où
elle attendait Landry. Le roi, revenant tout à coup sur ses pas, aperçut
sa femme, et lui donna un léger coup de baguette par derrière.
Frédégonde, croyant que c'était son amant qui l'avait touchée, dit, sans
se retourner et en le nommant, qu'il n'était pas bien d'en user ainsi avec
une femme comme elle; puis, elle ajouta en riant qu'il n'agissait pas en
galant homme, en l'attaquant par trahison. Le roi, confondu, s'éloigna
sans lui parler; mais la reine, ayant tourné la tête, le reconnut, et
prévoyant à quelles extrémités la jalousie le porterait, elle décida
Landry à assassiner son maître, en lui rapportant ce qui venait de se
passer et en lui faisant sentir que ce crime était leur seule chance de
salut.»
Il n'est pas besoin de relever toutes les invraisemblances de cette fable.
Comment admettre que le prince outragé, dont la patience et le
sang-froid n'étaient pas les vertus dominantes, ait pu s'éloigner sans
mot dire, au moment où le hasard lui révélait la liaison criminelle de sa
femme? Il faudrait supposer à ce barbare la dignité et le bon ton d'un de
nos raffinés de civilisation. D'ailleurs, Frédégonde avait tout à craindre
et rien à espérer de la mort de son époux. Elle demeurait seule, chargée
de la tutelle d'un enfant de quatre mois, pressée de tous côtés par des
ennemis furieux.
Réduite à cette extrémité, la reine se montra à la hauteur du danger.
Comme Marie-Thérèse enflammant d'enthousiasme les magnats de
Hongrie et les ralliant à la cause de son fils, nous la voyons, à la
journée de Soissons, parcourir les rangs de l'armée, haranguer les
soldats et faire passer dans l'âme de chacun d'eux la confiance et
l'espoir. Elle met à leur tête ce Landry dont les talents militaires lui
assurent la victoire.
Blanche de Castille, la chaste mère de saint Louis, n'hésita pas en

pareille circonstance à employer les bras du comte de Champagne dont
elle avait repoussé l'amour. Pourquoi donc la veuve de Chilpéric
aurait-elle refusé les services d'un capitaine dévoué et habile, qu'une
calomnie posthume s'est plu ensuite à transformer en séducteur et en
meurtrier?
Le triomphe définitif de l'armée neustrienne assura le repos et la gloire
du règne de Frédégonde pendant la minorité de son fils. Elle mourut
dans tout l'éclat d'un trône affermi et pacifié, à l'âge de
cinquante-quatre ans, ayant conservé jusqu'à cet âge toute sa grâce et
toute sa beauté. Femme, reine et mère, Frédégonde nous paraît
irréprochable, de tous points. La dissolution des moeurs de Brunehaut,
au contraire, est attestée par tous les historiens; elle causa la ruine de la
monarchie austrasienne; et pour garder le pouvoir, on la voit,
octogénaire, livrer à une débauche précoce ses deux petits-fils qu'elle
ne tarde pas à faire égorger, quand ils essaient de secouer son joug
odieux.
Franchissons sans autre transition l'espace de plusieurs siècles qu'une
nuit épaisse enveloppe, et arrêtons-nous devant une touchante figure
que tour à tour le drame et le roman ont popularisée. Agnès de Méranie,
qui a inspiré à M. Ponsard une de ses meilleures pièces, ne fut pas la
maîtresse de Philippe-Auguste; mais son union avec ce prince ayant été
déclarée illégitime par les foudres toutes-puissantes de la Papauté, on
ne peut guère la considérer que comme une de ces épouses
morganatiques dont nous parlions tout à l'heure. L'histoire des amours
de Philippe et d'Agnès est triste et curieuse. Après la mort d'Isabelle de
Hainaut, sa première femme, le roi de France avait demandé la main de
la fille du roi de Danemark, Waldemar Ier, la princesse Isemburge. Elle
lui fut accordée et le mariage se célébra en grande pompe à Amiens.
Mais cette union n'eut point de lune de miel; au lendemain de la
première nuit de ses noces, le roi quitta brusquement sa nouvelle
épouse et refusa de la revoir. Que s'était-il passé dans le royal
tête-à-tête? C'est un mystère que le temps n'a point éclairci.
Dans la procédure qui eut lieu à l'occasion de la dissolution de ce
mariage, le roi n'arguë d'aucune imperfection physique, il n'élève aucun

soupçon sur la chasteté d'Isemburge; il déclare seulement ressentir pour
elle un éloignement insurmontable, et comme il fallait un prétexte aux
évêques de son royaume pour rompre le lien religieux qui l'engageait, il
allègue une prétendue parenté avec elle sans même en fournir la preuve.
Son clergé, obéissant à ses désirs, prononça la nullité du mariage.
Presque aussitôt il épousait Agnès, fille du duc Berthold de Méranie,
dont il s'était épris à la simple vue d'un portrait. Cette union, que
l'amour des deux époux eût rendue si
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