Les contemporains, première série | Page 2

Jules Lemaître
prétend être le premier qui ait «cherché à
traduire le comique non par l'idée (comme il nous le dit dans une
langue un peu douteuse), mais par des harmonies, par la virtualité des
mots, par la magie toute-puissante de la rime». Il a voulu montrer que
«la musique du vers peut éveiller tout ce qu'elle veut dans notre esprit
et créer même cette chose surnaturelle et divine, le rire», et que
«l'emploi d'un même procédé peut exciter la joie comme l'émotion dans
les mêmes conditions d'enthousiasme et de beauté».
Ces derniers mots, qui sont d'un assez mauvais style (et, si je le
remarque, c'est que l'impuissance à exprimer les idées abstraites fait
partie de l'originalité de M. de Banville), ces derniers mots sont
peut-être excessifs; mais le reste revient à dire qu'il a voulu tirer de la
rime et du rythme des effets comiques et réjouissants. Or cela est
évidemment possible; mais aussi cela avait été fait bien avant lui.
D'autres avaient soupçonné que la rime n'est point seulement capable

d'être grave ou tragique et que, prise en soi et cultivée pour elle-même,
elle est surtout divertissante. Villon (pour ne pas remonter plus haut) a
connu la rime opulente et comique par son opulence même. Et Régnier
non plus ne l'a point ignorée, ni les poètes du temps de Louis XIII, ni
Scarron ou Saint-Amant, ni Racine dans les Plaideurs (c'est, du reste,
M. de Banville qui nous en avertit), ni J.-B. Rousseau dans ses
détestables Allégories, ni Piron dans les couplets de ses pièces de la
Foire, ni même Voltaire! Ce rimeur, le plus indigent des rimeurs, dans
ses Poésies fugitives ou dans ses lettres mêlées de vers, a parfois de
longues suites de rimes difficiles et produit par l'accumulation des
assonances un effet assez semblable à celui qu'obtient M. de Banville
par leur qualité.
Le genre «funambulesque» est donc en grande partie ce qu'était
autrefois le «burlesque». La richesse amusante de la rime est un de
leurs éléments communs. M. de Banville n'a fait qu'y joindre les
procédés de versification et le vocabulaire particulier de la poésie
contemporaine: encore avait-il déjà pour modèles certaines
bouffonneries lyriques de Victor Hugo et surtout le quatrième acte de
Ruy Blas. Le genre funambulesque, tel qu'il l'a pratiqué, c'est
simplement le «burlesque» romantique, comme le burlesque serait le
«funambulesque» classique.
Mais enfin, si d'autres ont aimé la rime, si d'autres l'ont rentée et lui ont
appris des tours, nul n'a plus fait pour elle que M. de Banville. Il a été
son amant de coeur et son protecteur en titre. Il l'a mise en valeur et
magnifiquement lancée. Il en a fait une lionne riche à faire pâlir
Rothschild, une gymnaste agile à décourager les Hanlon-Lee.--Sans
doute il n'a point créé le genre funambulesque et ne l'a même pas
renouvelé tout seul; mais il l'a cultivé avec prédilection et bonheur; il
l'a enrichi, amplifié, élevé, autant qu'il se pouvait, jusqu'au grand art; il
en a fait sa chose et son bien et, s'il va à la postérité, comme je l'espère,
c'est de ce tremplin que son bond partira.
On sait que les Odes funambulesques et les Occidentales sont
d'inoffensives satires des hommes et des ridicules du jour dans les
dernières années du règne de Louis-Philippe et pendant le second

Empire. Je remarque en passant que les Odes et le Commentaire
donnent l'idée d'un Paris autrement agréable que celui d'à présent.
C'était un Paris plus parisien. Il y avait encore des «coins» où tout le
monde se rencontrait. Aujourd'hui il n'y a plus de coins, les distances
sont démesurées, Paris devient une immense ville américaine. Il
faudrait le rapetisser, résolument; mais je suis sûr que le conseil
municipal n'aura pas cette pensée si simple.
Si maintenant l'on recherche les procédés de ce genre spécial, on verra
qu'ils consistent presque tous dans des contrastes et des surprises. L'ode
funambulesque est la parodie d'une ode connue (Voyez le Mirecourt,
Véron le baigneur, l'Odéon, Nommons Couture, Nadar, etc.), ou c'est
une parodie de l'ode en général (Voyez la Tristesse d'Oscar, le Critique
en mal d'enfant, la Pauvreté de Rothschild, Molière chez Sardou, etc.);
et dans les deux cas le comique naît, très clair et très gros, d'une
disproportion prodigieuse entre le fond et la forme. Voici une
constatation qui fera peut-être de la peine à M. de Banville; mais c'est,
en somme, transporté de l'épopée dans l'ode et beaucoup plus accentué,
le comique du Lutrin. Si Boileau a qualifié son poème
d'«héroï-comique», l'épithète de «lyrico-comiques» ne conviendrait pas
mal aux Odes funambulesques.
L'effet est donc produit d'abord par ce sentiment de disproportion et de
disconvenance générale; mais il est vrai que, chez M. de Banville, il
tient peut-être encore plus à la forme même, au rythme, à la rime, aux
mots.
Il provient souvent d'hyperboles démesurées (comique élémentaire
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