Les compagnons de Jéhu | Page 3

Alexandre Dumas
date de 1285. La papauté, qui,
dans la personne de Grégoire VII, a tenu tête à l'empereur d'Allemagne;
la papauté, qui, vaincue matériellement par Henri IV, l'a vaincu
moralement; la papauté est souffletée par un simple gentilhomme sabin,
et le gantelet de fer de Colonna rougit la face de Boniface VIII.
Mais le roi de France, par la main duquel le soufflet avait été
réellement donné, qu'allait-il advenir de lui sous le successeur de
Boniface VIII?
Ce successeur, c'était Benoît XI, homme de bas lieu, mais qui eût été un
homme de génie peut-être, si on lui en eût donné le temps.
Trop faible pour heurter en face Philippe le Bel, il trouva un moyen que
lui eût envié, deux cents ans plus tard, le fondateur d'un ordre célèbre:
il pardonna hautement, publiquement à Colonna.
Pardonner à Colonna, c'était déclarer Colonna coupable; les coupables

seuls ont besoin de pardon.
Si Colonna était coupable, le roi de France était au moins son complice.
Il y avait quelque danger à soutenir un pareil argument; aussi Benoît XI
ne fut-il pape que huit mois.
Un jour, une femme voilée, qui se donnait pour converse de Sainte-
Pétronille à Pérouse, vint, comme il était, à table, lui présenter une
corbeille de figues.
Un aspic y était-il caché, comme dans celle de Cléopâtre? Le fait est
que, le lendemain, le saint-siège était vacant.
Alors Philippe le Bel eut une idée étrange, si étrange, qu'elle dut lui
paraître d'abord une hallucination.
C'était de tirer la papauté de Rome, de l'amener en France, de la mettre
en geôle et de lui faire battre monnaie à son profit.
Le règne de Philippe le Bel est l'avènement de l'or.
L'or, c'était le seul et unique dieu de ce roi qui avait souffleté un pape.
Saint Louis avait eu pour ministre un prêtre, le digne abbé Suger;
Philippe le Bel eut pour ministres deux banquiers, les deux Florentins
Biscio et Musiato.
Vous attendez-vous, cher lecteur, à ce que nous allons tomber dans ce
lieu commun philosophique qui consiste à anathématiser l'or? Vous
vous tromperiez.
Au treizième siècle, l'or est un progrès.
Jusque-là on ne connaissait que la terre.
L'or, c'était la terre monnayée, la terre mobile, échangeable,
transportable, divisible, subtilisée, spiritualisée, pour ainsi dire.
Tant que la terre n'avait pas eu sa représentation dans l'or, l'homme,
comme le dieu Terme, cette borne des champs, avait eu les pieds pris

dans la terre. Autrefois, la terre emportait l'homme; aujourd’hui, c'est
l'homme qui emporte la terre.
Mais l'or, il fallait le tirer d'où il était; et où il était, il était bien
autrement enfoui que dans les mines du Chili ou de Mexico.
L'or était chez les juifs et dans les églises.
Pour le tirer de cette double mine, il fallait plus qu'un roi, il fallait un
pape.
C'est pourquoi Philippe le Bel, le grand tireur d'or, résolut d'avoir un
pape à lui.
Benoît XI mort, il y avait conclave à Pérouse; les cardinaux français
étaient en majorité au conclave.
Philippe le Bel jeta les yeux sur l'archevêque de Bordeaux, Bertrand de
Got. Il lui donna rendez-vous dans une forêt, près de Saint-Jean
d'Angély.
Bertrand de Got n'avait garde de manquer au rendez-vous.
Le roi et l'archevêque y entendirent la messe, et, au moment de
l'élévation, sur ce Dieu que l'on glorifiait, ils se jurèrent un secret
absolu.
Bertrand de Got ignorait encore ce dont il était question.
La messe entendue:
-- Archevêque, lui dit Philippe le Bel, il est en mon pouvoir de te faire
pape.
Bertrand de Got n'en écouta pas davantage et se jeta aux pieds du roi.
-- Que faut-il faire pour cela? demanda-t-il.
-- Me faire six grâces que je te demanderai, répondit Philippe le Bel.

-- C'est à toi de commander et à moi d'obéir, dit le futur pape.
Le serment de servage était fait.
Le roi releva Bertrand de Got, le baisa sur la bouche et lui dit:
-- Les six grâces que je te demande sont les suivantes:
«La première, que tu me réconcilies parfaitement avec l'Église, et que
tu me fasses pardonner le méfait que j'ai commis à l'égard de Boniface
VIII.
«La seconde, que tu me rendes à moi et aux miens la communion que
la cour de Rome m'a enlevée.
«La troisième, que tu m'accordes les décimes du clergé, dans mon
royaume, pour cinq ans, afin d'aider aux dépenses faites en la guerre de
Flandre.
«La quatrième, que tu détruises et annules la mémoire du pape
Boniface VIII.
«La cinquième, que tu rendes la dignité de cardinal à messires Jacopo
et Pietro de Colonna.
«Pour la sixième grâce et promesse, je me réserve de t'en parler en
temps et lieu.»
Bertrand de Got jura pour les promesses et grâces connues, et pour la
promesse et grâce inconnue.
Cette dernière, que le roi n'avait osé
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