Les compagnons de Jéhu | Page 8

Alexandre Dumas
meurtre et de sang. Dès lors, on n'eut plus qu'à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans le cachot.
Le massacre dura toute la nuit: toute la nuit, des cris, des plaintes, des rales de mort furent entendus dans les ténèbres.
On tua tout, on égorgea tout, hommes et femmes; ce fut long: les tueurs, nous l'avons dit, étaient ivres et mal armés.
Cependant ils y arrivèrent.
Au milieu des tueurs, un enfant se faisait remarquer par sa cruauté bestiale, par sa soif immodérée de sang.
C'était le fils de Lescuyer.
Il tuait, et puis tuait encore; il se vanta d'avoir à lui seul, de sa main enfantine, tué dix hommes et quatre femmes.
-- Bon! je puis tuer à mon aise, disait-il: je n'ai pas quinze ans, on ne me fera rien.
à mesure qu'on tuait, on jetait morts et blessés, cadavres et vivants, dans la tour Trouillas; ils tombaient de soixante pieds de haut; les hommes y furent jetés d'abord, les femmes ensuite. Il avait fallu aux assassins le temps de violer les cadavres de celles qui étaient jeunes et jolies.
à neuf heures du matin, après douze heures de massacres, une voix criait encore du fond de ce sépulcre:
-- Par grace! venez m'achever, je ne puis mourir.
Un homme, l'armurier Bouffier se pencha dans le trou et regarda; les autres n'osaient.
-- Qui crie donc? demandèrent-ils.
-- C'est Lami, répondit Bouffier.
Puis, quand il fut au milieu des autres:
-- Eh bien, firent-ils, qu'as-tu vu au fond?
-- Une dr?le de marmelade, dit-il: tout pêle-mêle, des hommes et des femmes, des prêtres et des jolies filles, c'est à crever de rire.
?Décidément c'est une vilaine chenille que l'homme!...? disait le comte de Monte-Cristo à M. de Villefort.
Eh bien, c'est dans la ville encore sanglante, encore chaude, encore émue de ces derniers massacres, que nous allons introduire les deux personnages principaux de notre histoire.
I -- UNE TABLE D'H?TE
Le 9 octobre de l'année 1799, par une belle journée de cet automne méridional qui fait, aux deux extrémités de la Provence, m?rir les oranges d'Hyères et les raisins de Saint-Péray, une calèche attelée de trois chevaux de poste traversait à fond de train le pont jeté sur la Durance, entre Cavaillon et Chateau-Renard, se dirigeant sur Avignon, l'ancienne ville papale, qu'un décret du 25 mai 1791 avait, huit ans auparavant, réunie à la France, réunion confirmée par le traité signé, en 1797, à Tolentino, entre le général Bonaparte et le pape Pie VI.
La voiture entra par la porte d'Aix, traversa dans toute sa longueur, et sans ralentir sa course, la ville aux rues étroites et tortueuses, batie tout à la fois contre le vent et contre le soleil, et alla s'arrêter à cinquante pas de la porte d'Oulle, à l'h?tel du Palais-égalité, que l'on commen?ait tout doucement à rappeler l'h?tel du Palais-Royal, nom qu'il avait porté autrefois et qu'il porte encore aujourd'hui.
Ces quelques mots, presque insignifiants, à propos du titre de l’h?tel devant lequel s'arrêtait la chaise de poste sur laquelle nous avons les yeux fixés, indiquent assez bien l'état où était la France sous ce gouvernement de réaction thermidorienne que l'on appelait le Directoire.
Après la lutte révolutionnaire qui s'était accomplie du 14 juillet 1789 au 9 thermidor 1794; après les journées des 5 et 6 octobre, du 21 juin, du 10 ao?t, des 2 et 3 septembre, du 21 mai, du 29 thermidor, et du 1er prairial; après avoir vu tomber la tête du roi et de ses juges, de la reine et de son accusateur, des Girondins et des Cordeliers, des modérés et des Jacobins, la France avait éprouvé la plus effroyable et la plus nauséabonde de toutes les lassitudes, la lassitude du sang!
Elle en était donc revenue, sinon au besoin de la royauté, du moins au désir d'un gouvernement fort, dans lequel elle p?t mettre sa confiance, sur lequel elle p?t s'appuyer, qui ag?t pour elle et qui lui perm?t de se reposer elle-même pendant qu'il agissait.
à la place de ce gouvernement vaguement désiré, elle avait le faible et irrésolu Directoire, composé pour le moment du voluptueux Barras, de l'intrigant Sieyès, du brave Moulins, de l'insignifiant Roger Ducos et de l'honnête, mais un peu trop na?f, Gohier.
Il en résultait une dignité médiocre au dehors et une tranquillité fort contestable au dedans.
Il est vrai qu'au moment où nous en sommes arrivés, nos armées, si glorieuses pendant les campagnes épiques de 1796 et 1797, un instant refoulées vers la France par l'incapacité de Scherer à Vérone et à Cassano, et par la défaite et la mort de Joubert à Novi, commencent à reprendre l'offensive. Moreau a battu Souvaroff à Bassignano; Brune a battu le duc d'York et le général Hermann à Bergen; Masséna a anéanti les Austro-Russes à Zurich; Korsakov s'est sauvé à grand-peine et l'Autrichien Hotz ainsi que trois autres généraux ont été tués, et cinq faits prisonniers.
Masséna a sauvé la France à
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