Les chansons de Bilitis | Page 3

Pierre Louÿs
pas vrai qu'Hypéride eut besoin de la mettre nue pour fléchir l'Aréopage, et pourtant le crime était grand: elle avait assassiné. L'orateur ne déchira que le haut de sa tunique et révéla seulement les seins. Et il supplia les Juges ? de ne pas mettre à mort la prêtresse et l'inspirée d'Aphroditê ? . Au contraire des autres courtisanes qui sortaient vêtues de cyclas transparentes à travers lesquelles paraissaient tous les détails de leur corps, Phryné avait coutume de s'envelopper même les cheveux dans un de ces grands vêtements plissés dont les figurines de Tanagre nous ont conservé la grace. Nul, s'il n'était de ses amis, n'avait vu ses bras ni ses épaules, et jamais elle ne se montrait dans la piscine des bains publics. Mais un jour il se passa une chose extraordinaire. C'était le jour des fêtes d'Eleusis, vingt mule personnes, venues de tous les pays de la Grèce, étaient assemblées sur la plage, quand Phryné s'avan?a près des vagues: elle ?ta son vêtement, elle défit sa ceinture, elle ?ta même sa tunique de dessous, ? elle déroula tous ses cheveux et elle entra dans la mer ?. Et dans cette foule il y avait Praxitèle qui d'après cette déesse vivante dessina l'Aphroditê de Cnide; et Apelle qui entrevit la forme de son Anadyomène. Peuple admirable, devant qui la Beauté pouvait para?tre nue sans exciter le rire ni la fausse honte!
Je voudrais que cette histoire fut celle de Bilitis, car, en traduisant ses Chansons, je me suis pris à aimer l'amie de Mnasidika. Sans doute sa vie fut tout aussi merveilleuse. Je regrette seulement qu'on n'en ait pas parlé davantage et que les auteurs anciens, ceux du moins qui ont survécu, soient si pauvres de renseignements sur sa personne. Philodème, qui l'a pillée deux fois, ne mentionne pas même son nom. à défaut de belles anecdotes, je prie qu'on veuille bien se contenter des détails qu'elle nous donne elle-même sur sa vie de courtisane. Elle fut courtisane, cela n'est pas niable; et même ses dernières chansons prouvent que si elle avait les vertus de sa vocation, elle en avait aussi les pires faiblesses. Mais je ne veux conna?tre que ses vertus. Elle était pieuse, et même pratiquante. Elle demeura fidèle au temple, tant qu'Aphroditê consentit à prolonger la jeunesse de sa plus pure adoratrice. Le jour où elle cessa d'être aimée, elle cessa d'écrire, dit-elle. Pourtant il est difficile d'admettre que les chansons de Pamphylie aient été écrites à l'époque où elles ont été vécues. Comment une petite bergère de montagnes e?t-elle appris à scander ses vers selon les rythmes difficiles de la tradition éolienne? On trouvera plus vraisemblable que, devenue vieille, elle se plut à chanter pour elle-même les souvenirs de sa lointaine enfance. Nous ne savons rien sur cette dernière période de sa vie. Nous ne savons même pas à quel age elle mourut.
Son tombeau a été retrouvé par M. G. Heim à Palaeo-Limisso, sur le bord d'une route antique, non loin des ruines d'Amathonte. Ces ruines ont presque disparu depuis trente ans, et les pierres de la maison où peut-être vécut Bilitis pavent aujourd'hui les quais de Port-Sa?d. Mais le tombeau était souterrain, selon la coutume phénicienne, et il avait échappé même aux voleurs de trésors.
M. Heim y pénétra par un puits étroit comblé de terre, au fond duquel il rencontra une porte murée qu'il fallut démolir. Le caveau spacieux et bas, pavé de dalles de calcaire, avait quatre murs recouverts par des plaques d'amphibolite noire, où étaient gravées en capitales primitives toutes les chansons qu'on va lire, à part les trois épitaphes qui décoraient le sarcophage.
C'était là que reposait l'amie de Mnasidika, dans un grand cercueil de terre cuite, sous un couvercle modelé par un statuaire délicat qui avait figuré dans l'argile le visage de la morte : les cheveux étaient peints en noir, les yeux à demi fermés et prolongés au crayon comme si elle e?t été vivante, et la joue à peine attendrie par un sourire léger qui naissait des lignes de la bouche. Rien ne dira jamais ce qu'étaient ces lèvres, à la fois nettes et rebordées, molles et fines, unies l'une à l'autre, et comme enivrées de se joindre. Les traits célèbres de Bilitis ont été souvent reproduits par les artistes de l'Ionie, et le musée du Louvre possède une terre cuite de Rhodes qui en est le plus parfait monument, après le buste de Larnaka.
Quand on ouvrit la tombe, elle apparut dans l'état où une main pieuse l'avait rangée, vingt-quatre siècles auparavant. Des fioles de parfums pendaient aux chevilles de terre, et l'une d'elles, après si longtemps, était encore embaumée. Le miroir d'argent poli où Bilitis s'était vue, le stylet qui avait tra?né le fard bleu sur ses paupières, furent retrouvés à leur place. Une petite Astarté nue, relique
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