Les chansons de Bilitis | Page 2

Pierre Louÿs
abandonna, Bilitis quitta la Pamphylie, d'une fa?on assez mystérieuse, et ne revit jamais le lieu de sa naissance.
Nous la retrouvons ensuite à Mytilène où elle était venue par la route de mer en longeant les belles c?tes d'Asie. Elle avait à peine seize ans, selon les conjectures de M. Heim qui établit avec vraisemblance quelques dates dans la vie de Bilitis, d'après un vers qui fait allusion à la mort de Pittakos.
Lesbos était alors le centre du monde. à mi-chemin, entre la belle Attique et la fastueuse Lydie, elle avait pour capitale une cité plus éclairée qu'Athênes et plus corrompue que Sardes: Mytilène, batie sur une presqu'?le en vue des c?tes d'Asie. La mer bleue entourait la ville. De la hauteur des temples on distinguait à l'horizon la ligne blanche d'Atarnée qui était le port de Pergame.
Les rues étroites et toujours encombrées par la foule resplendissaient d'étoffes bariolées, tuniques de pourpre et d'hyacinthe, cyclas de soies transparentes, bassaras tra?nantes dans la poussière des chaussures jaunes. Les femmes portaient aux oreilles de grands anneaux d'or enfilés de perles brutes, et aux bras des bracelets d'argent massif grossièrement ciselés en relief. Les hommes eux-mêmes avaient la chevelure brillante et parfumée d'huiles rares. Les chevilles des Grecques étaient nues dans le cliquetis des periscelis, larges serpents de métal clair qui tintaient sur les talons; celles des Asiatiques se mouvaient en des bottines molles et peintes. Par groupes, les passants stationnaient devant des boutiques tout en fa?ade et où l'on ne vendait que l'étalage: tapis de couleurs sombres, housses brochées de fils d'or, bijoux d'ambre et d'ivoire, selon les quartiers. L'animation de Mytilène ne cessait pas avec le jour; il n'y avait pas d'heure si tardive, où l'on n'entend?t, par les portes ouvertes, des sons joyeux d'instruments, des cris de femmes, et le bruit des danses. Pittakos même, qui voulait donner un peu d'ordre à cette perpétuelle débauche, fit une loi qui défendait aux joueuses de fl?tes trop fatiguées de s'employer dans les festins nocturnes; mais cette loi ne fut jamais sévère.
Dans une société où les maris sont la nuit si occupés par le vin et les danseuses, les femmes devaient fatalement se rapprocher et trouver entre elles la consolation de leur solitude. De là vint qu'elles s'attendrirent à ces amours délicates, auxquelles l'antiquité donnait déjà leur nom, et qui entretiennent, quoi qu'en pensent les hommes, plus de passion vraie que de vicieuse recherche.
Alors, Sapph? était encore belle. Bilitis l'a connue, et elle nous parle d'elle sous le nom de Psappha quelle portait à Lesbos. Sans doute ce fut cette femme admirable qui apprit à la petite Pamphylienne l'art de chanter en phrases rhythmées, et de conserver à la postérité le souvenir des êtres chers. Malheureusement Bilitis donne peu de détails sur cette figure aujourd'hui si mal connue, et il y a lieu de le regretter, tant le moindre mot e?t été précieux touchant la grande Inspiratrice. En revanche elle nous a laissé en une trentaine d'élégies l'histoire de son amitié avec une jeune fille de son age qui se nommait Mnasidika, et qui vécut avec elle. Déjà nous connaissions le nom de cette jeune fille par un vers de Sapph? où sa beauté est exaltée; mais ce nom même était douteux, et Bergk était près de penser qu'elle s'appelait simplement Mna?s. Les chansons qu'on lira plus loin prouvent que cette hypothèse doit être abandonnée. Mnasidika semble avoir été une petite fille très douce et très innocente, un de ces êtres charmants qui ont pour mission de se laisser adorer, d'autant plus chéris qu'ils font moins d'efforts pour mériter ce qu'on leur donne. Les amours sans motifs durent le plus longtemps: celui-ci dura dix années. On verra comment il se rompit par la faute de Bilitis, dont la jalousie excessive ne comprenait aucun éclectisme.
Quand elle sentit que rien ne la retenait plus à Mytilène, sinon des souvenirs douloureux, Bilitis f?t un second voyage: elle se rendit à Chypre, ?le grecque et phénicienne comme la Pamphylie elle-même et qui dut lui rappeler souvent l'aspect de son pays natal.
Ce fut là que Bilitis recommen?a pour la troisième fois sa vie, et d'une fa?on qu'il me sera plus difficile de faire admettre si l'on na pas encore compris à quel point l'amour était chose sainte chez les peuples antiques. Les courtisanes d'Amathonte n'étaient pas comme les n?tres, des créatures en déchéance exilées de toute société mondaine; c'étaient des filles issues des meilleures familles de la cité, et qui remerciaient Aphroditê de la beauté qu'elle leur avait donnée, en consacrant au service de son culte cette beauté reconnaissante. Toutes les villes qui possédaient comme celles de Chypre un temple riche en courtisanes avaient à l'égard de ces femmes les mêmes soins respectueux.
L'incomparable histoire de Phryné, telle qu'Athénée nous l'a transmise, donnera quelque idée d'une telle vénération. Il n'est
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