Les Voyages de Gulliver | Page 6

Jonathan Swift
plaisir que les soldats et le peuple avaient été très

touchés de cette action d'humanité, qui fut rapportée à la cour d'une
manière très avantageuse, et qui me fit honneur.
La nouvelle de l'arrivée d'un homme prodigieusement grand, s'étant
répandue dans tout le royaume, attira un nombre infini de gens oisifs et
curieux; en sorte que les villages furent presque abandonnés, et que la
culture de la terre en aurait souffert, si Sa Majesté impériale n'y avait
pourvu par différents édits et ordonnances. Elle ordonna donc que tous
ceux qui m'avaient déjà vu retourneraient incessamment chez eux, et
n'approcheraient point, sans une permission particulière, du lieu de mon
séjour. Par cet ordre, les commis des secrétaires d'État gagnèrent des
sommes très considérables.
Cependant l'empereur tint plusieurs conseils pour délibérer sur le parti
qu'il fallait prendre à mon égard. J'ai su depuis que la cour avait été fort
embarrassée. On craignait que je ne vinsse à briser mes chaînes et à me
mettre en liberté; on disait que ma nourriture, causant une dépense
excessive, était capable de produire une disette de vivres; on opinait
quelquefois à me faire mourir de faim, ou à me percer de flèches
empoisonnées; mais on fit réflexion que l'infection d'un corps tel que le
mien pourrait produire la peste dans la capitale et dans tout le royaume.
Pendant qu'on délibérait, plusieurs officiers de l'armée se rendirent à la
porte de la grand'chambre où le conseil impérial était assemblé, et deux
d'entre eux, ayant été introduits, rendirent compte de ma conduite à
l'égard des six criminels dont j'ai parlé, ce qui fit une impression si
favorable sur l'esprit de Sa Majesté et de tout le conseil, qu'une
commission impériale fut aussitôt expédiée pour obliger tous les
villages, à quatre cent cinquante toises aux environs de la ville, de
livrer tous les matins six boeufs, quarante moutons et d'autres vivres
pour ma nourriture, avec une quantité proportionnée de pain et de vin et
d'autres boissons. Pour le payement de ces vivres, Sa Majesté donna
des assignations sur son trésor. Ce prince n'a d'autres revenus que ceux
de son domaine, et ce n'est que dans des occasions importantes qu'il
lève des impôts sur ses sujets, qui sont obligés de le suivre à la guerre à
leurs dépens. On nomma six cents personnes pour me servir, qui furent
pourvues d'appointements pour leur dépense de bouche et de tentes
construites très commodément de chaque côté de ma porte.

Il fut aussi ordonné que trois cents tailleurs me feraient un habit à la
mode du pays; que six hommes de lettres, des plus savants de l'empire,
seraient chargés de m'apprendre la langue, et enfin, que les chevaux de
l'empereur et ceux de la noblesse et les compagnies des gardes feraient
souvent l'exercice devant moi pour les accoutumer à ma figure. Tous
ces ordres furent ponctuellement exécutés. Je fis de grands progrès dans
la connaissance de la langue de Lilliput. Pendant ce temps-là
l'empereur m'honora de visites fréquentes, et même voulut bien aider
mes maîtres de langue à m'instruire.

Les premiers mots que j'appris furent pour lui faire savoir l'envie que
j'avais qu'il voulût bien me rendre ma liberté; ce que je lui répétais tous
les jours à genoux. Sa réponse fut qu'il fallait attendre encore un peu de
temps, que c'était une affaire sur laquelle il ne pouvait se déterminer
sans l'avis de son conseil, et que, premièrement, il fallait que je
promisse par serment l'observation d'une paix inviolable avec lui et
avec ses sujets; qu'en attendant, je serais traité avec toute l'honnêteté
possible. Il me conseilla de gagner; par ma patience et par ma bonne
conduite, son estime et celle de ses peuples. Il m'avertit de ne lui savoir
point mauvais gré s'il donnait ordre à certains officiers de me visiter,
parce que, vraisemblablement, je pourrais porter sur moi plusieurs
armes dangereuses et préjudiciables à la sûreté de ses États. Je répondis
que j'étais prêt à me dépouiller de mon habit et à vider toutes mes
poches en sa présence. Il me repartit que, par les lois de l'empire, il
fallait que je fusse visité par deux commissaires; qu'il savait bien que
cela ne pouvait se faire sans mon consentement; mais qu'il avait si
bonne opinion de ma générosité et de ma droiture, qu'il confierait sans
crainte leurs personnes entre mes mains; que tout ce qu'on m'ôterait me
serait rendu fidèlement quand je quitterais le pays, ou que j'en serais
remboursé selon l'évaluation, que j'en ferais moi-même.
Lorsque les deux commissaires vinrent pour me fouiller, je pris ces
messieurs dans mes mains, je les mis d'abord dans les poches de mon
justaucorps et ensuite dans toutes mes autres poches.
Ces officiers du prince, ayant des plumes, de l'encre et du papier sur

eux, firent un inventaire très exact de tout ce qu'ils virent;
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