Les Voyages de Gulliver | Page 3

Jonathan Swift
bruit
cessant, j'entendis un d'eux s'écrier: Tolgo Phonac, et aussitôt je me
sentis percé à la main de plus de cent flèches qui me piquaient comme
autant d'aiguilles. Ils firent ensuite une autre décharge en l'air, comme
nous tirons des bombes en Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient
paraboliquement sur mon corps, quoique je ne les aperçusse pas, et
d'autres sur mon visage, que je tâchai de découvrir avec ma main droite.
Quand cette grêle de flèches fut passée, je m'efforçai encore de me
détacher; mais on fit alors une autre décharge plus grande que la
première, et quelques-uns tâchaient de me percer de leurs lances; mais,
par bonheur, je portais une veste impénétrable de peau de buffle. Je
crus donc que le meilleur parti était de me tenir en repos et de rester
comme j'étais jusqu'à la nuit; qu'alors, dégageant mon bras gauche, je
pourrais me mettre tout à fait en liberté, et, à l'égard dos habitants,
c'était avec raison que je me croyais d'une force égale aux plus
puissantes armées qu'ils pourraient mettre sur pied pour m'attaquer, s'ils
étaient tous de la même taille que ceux que j'avais vus jusque-là. Mais
la fortune me réservait un autre sort.

Quand ces gens durent remarqué que j'étais tranquille, ils cessèrent de
me décocher des flèches; mais, par le bruit que j'entendis, je connus que
leur nombre s'augmentait considérablement, et, environ à deux toises
loin de moi, vis-à-vis de mon oreille gauche, j'entendis un bruit pendant
plus d'une heure comme des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un
peu ma tête de ce côté-là, autant que les chevilles et les cordons me le
permettaient, je vis un échafaud élevé de terre d'un pied et demi, où
quatre de ces petits hommes pouvaient se placer, et une échelle pour y
monter; d'où un d'entre eux, qui me semblait être une personne de
condition, me fit une harangue assez longue, dont je ne compris pas un
mot. Avant que de commencer, il s'écria trois fois: Langro Dehul san.

Ces mots furent répétés ensuite, et expliqués par des signes pour me les
faire entendre. Aussitôt cinquante hommes s'avancèrent, et coupèrent
les cordons qui attachaient le côté gauche de ma tête; ce qui me donna
la liberté de la tourner à droite et d'observer la mine et l'action de celui
qui devait parler. Il me parut être de moyen âge, et d'une taille plus
grande que les trois autres qui l'accompagnaient, dont l'un, qui avait
l'air d'un page, tenait la queue de sa robe, et les deux autres étaient
debout de chaque côté pour le soutenir. Il me sembla bon orateur, et je
conjecturai que, selon les règles de l'art, il mêlait dans son discours des
périodes pleines de menaces et de promesses. Je fis la réponse en peu
de mots, c'est-à-dire par un petit nombre de signes, mais d'une manière
pleine de soumission, levant ma main gauche et les deux yeux au soleil,
comme pour le prendre à témoin que je mourais de faim, n'ayant rien
mangé depuis longtemps. Mon appétit était, en effet, si pressant que je
ne pus m'empêcher de faire voir mon impatience (peut-être contre les
règles de l'honnêteté) en portant mon doigt très souvent à ma bouche,
pour faire connaître que j'avais besoin de nourriture.
L'Hurgo (c'est ainsi que, parmi eux, on appelle un grand seigneur,
comme je l'ai ensuite appris) m'entendit fort bien. Il descendit de
l'échafaud, et ordonna que plusieurs échelles fussent appliquées à mes
côtés, sur lesquelles montèrent bientôt plus de cent hommes qui se
mirent en marche vers ma bouche, chargés de paniers pleins de viandes.
J'observai qu'il y avait de la chair de différents animaux, mais je ne les
pus distinguer par le goûter. Il y avait des épaules et des éclanches en
forme de celles de mouton, et fort bien accommodées, mais plus petites
que les ailes d'une alouette; j'en avalai deux ou trois d'une bouchée avec
six pains. Ils me fournirent tout cela, témoignant de grandes marques
d'étonnement et d'admiration à cause de ma taille et de mon prodigieux
appétit. Ayant fait un autre signe pour leur faire savoir qu'il me
manquait à boire, ils conjecturèrent, par la façon dont je mangeais,
qu'une petite quantité de boisson ne me suffirait pas; et, étant un peuple
d'esprit, ils levèrent avec beaucoup d'adresse un des plus grands
tonneaux de vin qu'ils eussent, le roulèrent vers ma main et le
défoncèrent. Je le bus d'un seul coup avec un grand plaisir. On m'en
apporta un autre muid, que je bus de même, et je fis plusieurs signes
pour avertir de me voiturer encore quelques autres muids.

Après m'avoir vu faire toutes ces merveilles, ils poussèrent des cris de
joie et se mirent à danser, répétant plusieurs fois, comme ils avaient fait
d'abord: Hehinah Degul. Bientôt après, j'entendis une
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