Les Trois Mousquetaires | Page 9

Alexandre Dumas
mon voleur, répondit d’Artagnan; je m’en plaindrai à M.
de Tréville, et M. de Tréville s’en plaindra au roi.» Puis il tira
majestueusement deux écus de sa poche, les donna à l’hôte, qui
l’accompagna, le chapeau à la main, jusqu’à la porte, remonta sur son
cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu’à la porte
Saint-Antoine à Paris, où son propriétaire le vendit trois écus, ce qui
était fort bien payé, attendu que d’Artagnan l’avait fort surmené
pendant la dernière étape. Aussi le maquignon auquel d’Artagnan le
céda moyennant les neuf livres susdites ne cacha-t-il point au jeune
homme qu’il n’en donnait cette somme exorbitante qu’à cause de
l’originalité de sa couleur.
D’Artagnan entra donc dans Paris à pied, portant son petit paquet sous
son bras, et marcha tant qu’il trouvât à louer une chambre qui convînt à
l’exiguïté de ses ressources. Cette chambre fut une espèce de mansarde,
sise rue des Fossoyeurs, près du Luxembourg.
Aussitôt le denier à Dieu donné, d’Artagnan prit possession de son
logement, passa le reste de la journée à coudre à son pourpoint et à ses
chausses des passementeries que sa mère avait détachées d’un
pourpoint presque neuf de M. d’Artagnan père, et qu’elle lui avait
données en cachette; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une
lame à son épée; puis il revint au Louvre s’informer, au premier
mousquetaire qu’il rencontra, de la situation de l’hôtel de M. de
Tréville, lequel était situé rue du Vieux- Colombier, c’est-à-dire
justement dans le voisinage de la chambre arrêtée par d’Artagnan:
circonstance qui lui parut d’un heureux augure pour le succès de son
voyage.
Après quoi, content de la façon dont il s’était conduit à Meung, sans
remords dans le passé, confiant dans le présent et plein d’espérance
dans l’avenir, il se coucha et s’endormit du sommeil du brave.
Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu’à neuf heures du
matin, heure à laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de

Tréville, le troisième personnage du royaume d’après l’estimation
paternelle.
CHAPITRE II L’ANTICHAMBRE DE M. DE TRÉVILLE
M. de Troisvilles, comme s’appelait encore sa famille en Gascogne, ou
M. de Tréville, comme il avait fini par s’appeler lui-même à Paris, avait
réellement commencé comme d’Artagnan, c’est-à-dire sans un sou
vaillant, mais avec ce fonds d’audace, d’esprit et d’entendement qui fait
que le plus pauvre gentillâtre gascon reçoit souvent plus en ses
espérances de l’héritage paternel que le plus riche gentilhomme
périgourdin ou berrichon ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son
bonheur plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient
comme grêle, l’avaient hissé au sommet de cette échelle difficile qu’on
appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladé quatre à quatre les
échelons.
Il était l’ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la
mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Tréville l’avait si
fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu’à défaut d’argent
comptant -- chose qui toute la vie manqua au Béarnais, lequel paya
constamment ses dettes avec la seule chose qu’il n’eût jamais besoin
d’emprunter, c’est-à-dire avec de l’esprit --, qu’à défaut d’argent
comptant, disons-nous, il l’avait autorisé, après la reddition de Paris, à
prendre pour armes un lion d’or passant sur gueules avec cette devise:
Fidelis et fortis. C’était beaucoup pour l’honneur, mais c’était médiocre
pour le bien-être. Aussi, quand l’illustre compagnon du grand Henri
mourut, il laissa pour seul héritage à monsieur son fils son épée et sa
devise. Grâce à ce double don et au nom sans tache qui l’accompagnait,
M. de Tréville fut admis dans la maison du jeune prince, où il servit si
bien de son épée et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des
bonnes lames du royaume, avait l’habitude de dire que, s’il avait un
ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui
d’abord, et Tréville après, et peut-être même avant lui.
Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville, attachement
royal, attachement égoïste, c’est vrai, mais qui n’en était pas moins un
attachement. C’est que, dans ces temps malheureux, on cherchait fort à

s’entourer d’hommes de la trempe de Tréville. Beaucoup pouvaient
prendre pour devise l’épithète de fort, qui faisait la seconde partie de
son exergue; mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer l’épithète
de fidèle, qui en formait la première. Tréville était un de ces derniers;
c’était une de ces rares organisations, à l’intelligence obéissante comme
celle du dogue, à la valeur aveugle, à l’oeil rapide, à la main prompte, à
qui l’oeil n’avait été donné que pour voir si le roi était mécontent de
quelqu’un et la main que pour frapper ce déplaisant quelqu’un, un
Besme, un Maurevers, un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin à Tréville,
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