majesté leur pesait
et comme s'ils en éprouvaient plus d'ennui que d'orgueil. Et non
seulement beaucoup affectaient de vivre de la même façon que leurs
sujets, et, s'ils gardaient autour d'eux quelque reste de cérémonial, ce
n'était que par nécessité, mais encore ils sentaient comme de simples
particuliers, et toutes les maladies morales du siècle envahissaient les
maisons souveraines.
Et, dans une tristesse grandissante, le vieux roi passait en revue
l'almanach des souverains en cette année 1900. Ici, une impératrice
névrosée, empoisonnée de morphine et publiquement amie d'une
écuyère de cirque. Là, une reine écrivassière qui, pouvant exercer le
métier de reine, préférait celui d'homme de lettres, mendiait
l'approbation de ses confrères bourgeois, se faisait imprimer dans toutes
les langues et concourait pour les prix des Académies. Ailleurs, un roi
morose, qui ne se montrait jamais à ses sujets, qui ne songeait qu'à faire
des économies pour organiser des voyages scientifiques et qui n'aspirait
qu'au renom de bon géographe. Non loin, un prince mélomane à l'âme
cabotine s'était noyé une nuit, parmi ses cygnes, dans un lac des
Niebelungen aux rives machinées en décors d'opéra. Un autre prince
s'était suicidé avec sa maîtresse; un autre avait épousé une danseuse...
C'étaient, depuis quelques années, les maisons royales qui fournissaient,
à proportion, le plus de «faits divers». Les souverains s'avouaient
semblables aux autres hommes. De souverains croyant à leur droit
divin, il ne voyait plus que l'empereur d'Allemagne, le tsar, le
Grand-Turc,--et lui enfin, le vieux roi d'Alfanie. Les autres croyaient
tout au plus à l'utilité de leur mission publique et de la tradition dont ils
étaient les représentants.
Et, cependant, la France républicaine, en proie au désordre chronique et
secouée de fiévreux sursauts, épuisait ses forces à organiser le
socialisme d'État et s'entêtait toutefois dans cette mortelle expérience.
En Espagne, la République était établie depuis cinq ans. En Angleterre,
en Belgique et en Italie, l'institution monarchique branlait. Quelque
chose se défaisait en Europe...
--Hélas! songeait Christian XVI, les rois s'en vont parce qu'ils n'ont
plus la foi.
II
Après la cérémonie, le roi fit appeler chez lui le prince héritier.
Le cabinet royal, d'architecture massive et d'une somptuosité éteinte de
vieux ors roussis par le temps, était plein du souvenir des siècles. Dans
une niche d'angle se détachait sur un fond d'or la statue de bronze de
Christian Ier, le fondateur du royaume, casqué de deux ailes d'aigle, les
deux mains sur sa grande épée, qu'il semblait ficher en terre, devant lui,
comme une croix. Le fauteuil sur lequel Christian XVI était assis, très
simple, en chêne sommairement sculpté, presque barbare et
remarquable seulement par sa masse, était celui d'Otto III, le grand
homme de la dynastie. Et, par l'une des fenêtres, on pouvait voir, de
l'autre côté du fleuve, le dôme byzantin de la cathédrale de Marbourg,
où, depuis neuf cents ans, tous les rois d'Alfanie avaient été sacrés.
Hermann s'approcha, l'attitude respectueuse et contrainte. Jamais il n'y
avait eu la moindre intimité entre le fils et le père, soit que celui-ci fût
incapable de tout abandon, soit qu'ils fussent tous deux
incompréhensibles l'un pour l'autre. Faible, les yeux éteints,
recroquevillé par les rhumatismes et ne remplissant plus qu'un coin de
la chaire monumentale d'Otto III, Christian XVI ressemblait pourtant
encore, par la coupe et l'expression du visage, aux portraits de rois,
presque tous robustes, énergiques et rudes, qui couvraient les murailles
de l'antique salle. Il était bien de leur race. Mais le prince Hermann,
avec ses traits affinés et doux, paraissait d'une autre famille. Il avait l'air,
devant cette immobile rangée de visages dominateurs, d'un clerc
studieux, fourvoyé dans une assemblée de hauts barons.
Le silence se prolongeait. Enfin, le roi fit un effort et, lentement, avec
une gravité volontairement solennelle:
--Mon fils, je sais que vous êtes bon, laborieux, appliqué à vos devoirs,
et je sais en quelles mains loyales et pures je viens de remettre mon
autorité. Et pourtant je ne puis me défendre d'une inquiétude. La
situation est difficile. Le peuple, oubliant que, quelles que soient ses
misères, le moyen le moins inefficace d'y remédier est encore de s'en
remettre docilement aux chefs que Dieu lui a donnés,--et qui ne
sauraient le trahir, puisque l'intérêt du roi est le même que celui de ses
sujets et que le roi ne forme avec eux qu'une seule et même âme,--le
peuple se mutine et réclame à grands cris ce qu'il appelle les réformes.
Il me fallait choisir entre une résistance hasardeuse et des concessions
que j'estime plus dangereuses encore. Résister, je n'en ai plus la force.
Céder, je ne m'en suis pas cru le droit. A vous, mon fils, de faire selon
que Dieu vous inspirera. Je vous supplie seulement de vous défier d'une
certaine sentimentalité qui est en vous, et aussi d'une prétendue
philosophie que vous avez puisée
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