Les Quarante-cinq, vol 3 | Page 9

Alexandre Dumas, père
Oui, monseigneur, c'est cela même. Comment connaissez-vous tous
ces détails?
L'inconnu sourit.
-- Je les connais, comme vous voyez, dit-il; c'est là qu'est le sort de la
bataille.
-- Alors, dit le bourgmestre, il faut envoyer du renfort à nos braves

marins.
-- Au contraire, vous pouvez disposer encore de quatre cents hommes
qui étaient là; vingt hommes intelligents, braves et dévoués suffiront.
Les Anversois ouvrirent de grands yeux.
-- Voulez-vous, dit l'inconnu, détruire la flotte française tout entière aux
dépens de vos six vieux vaisseaux et de vos trente vieilles barques?
-- Hum! firent les Anversois en se regardant, ils n'étaient pas déjà si
vieux nos vaisseaux, elles n'étaient pas déjà si vieilles nos barques.
-- Eh bien! estimez-les, dit l'inconnu, et l'on vous en paiera la valeur.
-- Voilà, dit tout bas le Taciturne à l'inconnu, les hommes contre
lesquels j'ai chaque jour à lutter. Oh! s'il n'y avait que les événements,
je les eusse déjà surmontés.
-- Voyons, messieurs, reprit l'inconnu en portant la main à son
aumônière, qui regorgeait, comme nous l'avons dit, estimez, mais
estimez vite; vous allez être payés en traites sur vous-mêmes, j'espère
que vous les trouverez bonnes.
-- Monseigneur, dit le bourgmestre, après un instant de délibération
avec les quarteniers, les dizainiers et les centeniers, nous sommes des
commerçants et non des seigneurs; il faut donc nous pardonner
certaines hésitations, car notre âme, voyez-vous, n'est point en notre
corps, mais en nos comptoirs. Cependant, il est certaines circonstances
où, pour le bien général, nous savons faire des sacrifices. Disposez
donc de nos barrages comme vous l'entendrez.
-- Ma foi, monseigneur, dit le Taciturne, c'est affaire à vous. Il m'eût
fallu six mois à moi pour obtenir ce que vous venez d'enlever en dix
minutes.
-- Je dispose donc de votre barrage, messieurs; mais voici de quelle
façon j'en dispose:

Les Français, la galère amirale en tête, vont essayer de forcer le passage.
Je double les chaînes du barrage, en leur laissant assez de longueur
pour que la flotte se trouve engagée au milieu de vos barques et de vos
vaisseaux. Alors, de vos barques et de vos vaisseaux, les vingt braves
que j'y ai laissés jettent des grappins, et, les grappins jetés, ils fuient
dans une barque après avoir mis le feu à votre barrage chargé de
matières inflammables.
-- Et, vous l'entendez, s'écria le Taciturne, la flotte française brûle tout
entière.
-- Oui, tout entière, dit l'inconnu; alors, plus de retraite par mer, plus de
retraite à travers les polders, car vous lâchez les écluses de Malines, de
Berchem, de Lier, de Duffel et d'Anvers. Repoussés d'abord par vous,
poursuivis par vos digues rompues, enveloppés de tous les côtés par
cette marée inattendue et toujours montante, par cette mer qui n'aura
qu'un flux et pas de reflux, les Français seront tous noyés, abîmés,
anéantis.
Les officiers poussèrent un cri de joie.
-- Il n'y a qu'un inconvénient, dit le prince.
-- Lequel, monseigneur? demanda l'inconnu.
-- C'est qu'il faudrait toute une journée pour expédier les ordres
différents aux différentes villes, et que nous n'avons qu'une heure.
-- Une heure suffit, répondit celui qu'on appelait monseigneur.
-- Mais qui préviendra la flottille?
-- Elle est prévenue.
-- Par qui?
-- Par moi. Si ces messieurs avaient refusé de me la donner, je la leur
achetais.

-- Mais Malines, Lier, Duffel?
-- Je suis passé par Malines et par Lier, et j'ai envoyé un agent sûr à
Duffel. A onze heures les Français seront battus, à minuit la flotte sera
brûlée, à une heure les Français seront en pleine retraite, à deux heures
Malines rompra ses digues, Lier ouvrira ses écluses, Duffel lancera ses
canaux hors de leur lit: alors toute la plaine deviendra un océan furieux
qui noiera maisons, champs, bois, villages, c'est vrai; mais qui, en
même temps, je vous le répète, noiera les Français, et cela de telle
façon, qu'il n'en rentrera pas un seul en France.
Un silence d'admiration et presque d'effroi accueillit ces paroles; puis,
tout à coup, les Flamands éclatèrent en applaudissements.
Le prince d'Orange fit deux pas vers l'inconnu et lui tendit la main.
-- Ainsi donc, monseigneur, dit-il, tout est prêt de notre côté?
-- Tout, répondit l'inconnu. Et tenez, je crois que du côté des Français
tout est prêt aussi.
Et du doigt il montrait un officier qui soulevait la portière.
-- Messeigneurs et messieurs, dit l'officier, nous recevons l'avis que les
Français sont en marche et s'avancent vers la ville.
-- Aux armes! cria le bourgmestre.
-Aux armes! répétèrent les assistants.
-- Un instant, messieurs, interrompit l'inconnu de sa voix mâle et
impérieuse; vous oubliez de me laisser vous faire une dernière
recommandation plus importante que toutes les autres.
-- Faites! faites! s'écrièrent toutes les voix.
-- Les Français vont être surpris, donc ce ne sera
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