Les Quarante-cinq, vol 3 | Page 8

Alexandre Dumas, père
monseigneur.
-- Parle, Goes, parle, continua l'inconnu, sachant bien le prix de la
faveur qu'il faisait à un simple matelot en l'appelant par son nom.
Aussi, à partir de ce moment, l'inconnu parut exister seul pour Goes, et
s'adressant à lui, quoique envoyé par un autre, c'était peut-être à cet
autre qu'il eût dû rendre compte de sa mission:
-- Monseigneur, dit-il, je suis parti dans ma plus petite barque; j'ai passé
avec le mot d'ordre au milieu du barrage que nous avons fait sur
l'Escaut avec nos bâtiments, et j'ai poussé jusqu'à ces damnés Français.
Ah! pardon, monseigneur.

Goes s'arrêta.
-- Va, va, dit l'inconnu en souriant, je ne serai qu'à moitié damné.
-- Ainsi donc, monseigneur, puisque monseigneur veut bien me
pardonner....
L'inconnu fit un signe de tête. Goes continua:
-- Tandis que je ramais dans la nuit avec mes avirons enveloppés de
linge, j'ai entendu une voix qui criait:
-- Holà de la barque, que voulez-vous?
Je croyais que c'était à moi que l'interpellation était adressée, et j'allais
répondre une chose ou l'autre, quand j'entendis crier derrière moi:
-- Canot amiral.
L'inconnu regarda les officiers avec un signe de tête qui signifiait:
-- Que vous avais-je dit?
-- Au même instant, continua Goes, et comme je voulais virer de bord,
je sentis un choc épouvantable; ma barque s'enfonça; l'eau me couvrit
la tête; je roulai dans un abîme sans fond; mais les tourbillons de
l'Escaut me reconnurent pour une vieille connaissance, et je revis le
ciel.
C'était tout bonnement le canot amiral qui, en conduisant M. de
Joyeuse à bord, avait passé sur moi. Maintenant, Dieu seul sait
comment je n'ai pas été broyé ou noyé.
-- Merci, brave Goes, merci, dit le prince d'Orange, heureux de voir que
ses prévisions s'étaient réalisées; va, et tais-toi.
Et étendant le bras de son côté, il lui mit une bourse dans la main.
Cependant le marin semblait attendre quelque chose: c'était le congé de

l'inconnu.
Celui-ci lui fit un signe bienveillant de la main, et Goes se retira,
visiblement plus satisfait de ce signe qu'il ne l'avait été du cadeau du
prince d'Orange.
-- Eh bien, demanda l'inconnu au bourgmestre, que dites-vous de ce
rapport? doutez-vous encore que les Français vont appareiller, et
croyez- vous que c'était pour passer la nuit à bord que M. de Joyeuse se
rendait du camp à la galère amirale?
-- Mais, vous devinez donc, monseigneur? dirent les bourgeois.
-- Pas plus que monseigneur le prince d'Orange, qui est en toutes
choses de mon avis, je suis sûr. Mais, comme Son Altesse, je suis bien
renseigné, et, surtout, je connais ceux qui sont là de l'autre côté.
Et sa main désignait les polders.
-- De sorte, continua-t-il, qu'il m'eût bien étonné de ne pas les voir
attaquer cette nuit.
Donc, tenez-vous prêts, messieurs; car, si vous leur en donnez le temps,
ils attaqueront sérieusement.
-- Ces messieurs me rendront la justice d'avouer qu'avant votre arrivée,
monseigneur, je leur tenais juste le langage que vous leur tenez
maintenant.
-- Mais, demanda le bourgmestre, comment monseigneur croit-il que
les Français vont attaquer?
-- Voici les probabilités: l'infanterie est catholique, elle se battra seule.
Cela veut dire qu'elle attaquera d'un côté; la cavalerie est calviniste, elle
se battra seule aussi. Deux côtés. La marine est à M. de Joyeuse, il
arrive de Paris; la cour sait dans quel but il est parti, il voudra avoir sa
part de combat et de gloire. Trois côtés.
-- Alors, faisons trois corps, dit le Bourgmestre.

-- Faites-en un, messieurs, un seul, avec tout ce que vous avez de
meilleurs soldats, et laissez ceux dont vous doutez en rase campagne, à
la garde de vos murailles. Puis, avec ce corps, faites une vigoureuse
sortie au moment où les Français s'y attendront le moins. Ils croient
attaquer: qu'ils soient prévenus et attaqués eux-mêmes; si vous les
attendez à l'assaut, vous êtes perdus, car à l'assaut le Français n'a pas
d'égal, comme vous n'avez pas d'égaux, messieurs, quand, en rase
campagne, vous défendez l'approche de vos villes.
Le front des Flamands rayonna. -- Que disais-je, messieurs? fit le
Taciturne.
-- Ce m'est un grand honneur, dit l'inconnu, d'avoir été, sans le savoir,
du même avis que le premier capitaine du siècle.
Tous deux s'inclinèrent courtoisement.
-- Donc, poursuivit l'inconnu, c'est chose dite, vous faites une furieuse
sortie sur l'infanterie et la cavalerie. J'espère que vos officiers
conduiront cette sortie de façon que vous repousserez les assiégeants.
-- Mais leurs vaisseaux, leurs vaisseaux, dit le bourgmestre, ils vont
forcer notre barrage; et comme le vent est nord-ouest, ils seront au
milieu de la ville dans deux heures.
-- Vous avez vous-mêmes six vieux navires et trente barques à Sainte-
Marie, c'est-à-dire à une lieue d'ici, n'est-ce pas? C'est votre barricade
maritime, c'est votre chaîne fermant l'Escaut.
--
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