Les Quarante-cinq, vol 2 | Page 9

Alexandre Dumas, père
ma
lettre. »
-- _Statim atque audiveris Chicotum litteras explicantem._
Poursuivons, dit Chicot.
« Il serait fâcheux que le moindre soupçon planât sur la légitimité de
votre héritage, mon frère, point précieux auquel Dieu m'interdit de
songer; car, hélas! moi, je suis condamné d'avance à ne pas revivre
dans ma postérité.
Les deux complices que, comme frère et comme roi, je vous dénonce,
s'assemblent la plupart du temps en un petit château qu'on appelle
Loignac. Ils choisissent le prétexte d'une chasse; ce château est en outre
un foyer d'intrigues auxquelles les messieurs de Guise ne sont point
étrangers; car vous savez, à n'en pas douter, mon cher Henri, de quel
étrange amour ma soeur a poursuivi Henri de Guise et mon propre frère,
M. d'Anjou, du temps que je portais ce nom moi-même, et qu'il
s'appelait, lui, duc d'Alençon. »
-- Quo et quam irregulari amore sit prosecuta et Henricum Guisium et
germanum meum, etc.
« Je vous embrasse et vous recommande mes avis, tout prêt d'ailleurs à
vous aider en tout et pour tout. En attendant, aidez-vous des avis de
Chicot, que je vous envoie. »
-- _Age, auctore Chicoto._ Bon! me voilà conseiller du royaume de
Navarre.
« Votre affectionné, etc., etc. »
Ayant lu ainsi, Chicot posa sa tête entre ses deux mains.
-- Oh! fit-il, voilà, ce me semble, une assez mauvaise commission, et
qui me prouve qu'en fuyant un mal, comme dit Horatius Flaccus, on
tombe dans un pire.
En vérité, j'aime mieux Mayenne.
Et cependant, à part son diable de sachet broché que je ne lui pardonne
pas, la lettre est d'un habile homme. En effet, en supposant Henriot
pétri de la pâte qui sert d'ordinaire à faire les maris, cette lettre le

brouille du même coup avec sa femme, Turenne, Anjou, Guise, et
même avec l'Espagne. En effet, pour que Henri de Valois soit si bien
informé, au Louvre, de ce qui se passe chez Henri de Navarre, à Pau, il
faut qu'il ait quelque espion là-bas, et cet espion va fort intriguer
Henriot.
D'un autre côté, cette lettre va m'attirer force désagréments si je
rencontre un Espagnol, un Lorrain, un Béarnais ou un Flamand, assez
curieux pour chercher à savoir ce que l'on m'envoie faire en Béarn.
Or, je serais bien imprévoyant si je ne m'attendais point à la rencontre
de quelqu'un de ces curieux-là.
Mons Borromée surtout, ou je me trompe fort, doit me réserver quelque
chose.
Deuxième point.
Quelle chose Chicot a-t-il cherchée, lorsqu'il a demandé une mission
près du roi Henri?
La tranquillité était son but.
Or, Chicot va brouiller le roi de Navarre avec sa femme.
Ce n'est point l'affaire de Chicot, attendu que Chicot, en brouillant entre
eux de si puissants personnages, va se faire des ennemis mortels qui
l'empêcheront d'atteindre l'âge heureux de quatre-vingts ans.
Ma foi, tant mieux, il ne fait bon vivre que tant qu'on est jeune.
Mais autant valait alors attendre le coup de couteau de M. de Mayenne.
Non, car il faut réciprocité en toute chose; c'est la devise de Chicot.
Chicot poursuivra donc son voyage.
Mais Chicot est homme d'esprit, et Chicot prendra ses précautions. En
conséquence, il n'aura sur lui que de l'argent, afin que si l'on tue Chicot,
on ne fasse tort qu'à lui.
Chicot va donc mettre la dernière main à ce qu'il a commencé,
c'est-à-dire qu'il va traduire d'un bout à l'autre cette belle épître en latin,
et se l'incruster dans la mémoire où déjà elle est gravée aux deux tiers;
puis il achètera un cheval, parce que réellement, de Juvisy à Pau, il faut
mettre trop de fois le pied droit devant le pied gauche.
Mais avant toutes choses, Chicot déchirera la lettre de son ami Henri de
Valois en un nombre infini de petits morceaux, et il aura soin surtout
que ces petits morceaux s'en aillent, réduits à l'état d'atomes, les uns
dans l'Orge, les autres dans l'air, et que le reste enfin soit confié à la
terre, notre mère commune, dans le sein de laquelle tout retourne,

même les sottises des rois.
Quand Chicot aura fini ce qu'il commence...
Et Chicot s'interrompit pour exécuter son projet de division. Le tiers de
la lettre s'en alla donc par eau, l'autre tiers par l'air, et le troisième tiers
disparut dans un trou creusé à cet effet avec un instrument qui n'était ni
une dague ni un couteau, mais qui pouvait au besoin remplacer l'un et
l'autre, et que Chicot portait à sa ceinture.
Lorsqu'il eut fini cette opération il continua:
-- Chicot se remettra en route avec les précautions les plus minutieuses,
et il dînera en la bonne ville de Corbeil, comme un honnête estomac
qu'il est.
En attendant, occupons-nous, continua Chicot, du thème latin que nous
avons décidé de faire; je crois que nous allons composer un
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 108
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.