Les Quarante-cinq, vol 2 | Page 5

Alexandre Dumas, père
fort de ses réflexions, et au milieu de la rue de la Pierre-au- Réal, espèce de boyau large de quatre pieds, qui conduisait rue Neuve- Saint-Méry, Nicolas Poulain vit accourir, en sens opposé à celui dans lequel il marchait, une robe de Jacobin retroussée jusqu'aux genoux.
Il fallait se ranger, car deux chrétiens ne pouvaient passer de front dans cette rue.
Nicolas Poulain espérait que l'humilité monacale lui céderait le haut pavé, à lui homme d'épée; mais il n'en fut rien: le moine courait comme un cerf au lancer; il courait si fort qu'il e?t renversé une muraille, et Nicolas Poulain, tout en maugréant, se rangea pour n'être point renversé.
Mais alors commen?a pour eux, dans cette gaine bordée de maisons, l'évolution aga?ante qui a lieu entre deux hommes indécis qui voudraient passer tous deux, qui tiennent à ne pas s'embrasser, et qui se trouvent toujours ramenés dans les bras l'un de l'autre.
Poulain jura, le moine sacra, et l'homme de robe, moins patient que l'homme d'épée, le saisit par le milieu du corps pour le coller contre la muraille.
Dans ce conflit, et comme ils étaient sur le point de se gourmer, ils se reconnurent.
-- Frère Borromée! dit Poulain.
-- Ma?tre Nicolas Poulain! s'écria le moine.
-- Comment vous portez-vous? reprit Poulain, avec cette admirable bonhomie et cette inaltérable mansuétude du bourgeois parisien.
-- Très mal, répondit le moine, beaucoup plus difficile à calmer que le la?que, car vous m'avez mis en retard et j'étais fort pressé.
-- Diable d'homme que vous êtes! répliqua Poulain; toujours belliqueux comme un Romain! Mais où diable courez-vous à cette heure avec tant de hate? est-ce que le prieuré br?le?
-- Non pas; mais j'étais allé chez madame la duchesse pour parler à Mayneville.
-- Chez quelle duchesse?
-- Il n'y en a qu'une seule, ce me semble, chez laquelle on puisse parler à Mayneville, dit Borromée, qui d'abord avait cru pouvoir répondre catégoriquement au lieutenant de la prév?té, parce que ce lieutenant pouvait le faire suivre, mais qui cependant ne voulait pas être trop communicatif avec le curieux.
[Illustration: Bon! Me voilà conseiller du royaume de Navarre. -- PAGE 13.]
-- Alors, reprit Nicolas Poulain, qu'alliez-vous faire chez madame de Montpensier?
-- Eh! mon Dieu! c'est tout simple, dit Borromée, cherchant une réponse spécieuse; notre révérend prieur a été sollicité par madame la duchesse de devenir son directeur; il avait accepté, mais un scrupule de conscience l'a pris, et il refuse. L'entrevue était fixée à demain: je dois donc, de la part de dom Modeste Gorenflot, dire à la duchesse qu'elle ne compte plus sur lui.
-- Très bien; mais vous n'avez pas l'air d'aller du c?té de l'h?tel de Guise, mon très cher frère; je dirai même plus, c'est que vous lui tournez parfaitement le dos.
-- C'est vrai, reprit frère Borromée, puisque j'en viens.
-- Mais où allez-vous alors?
-- On m'a dit, à l'h?tel, que madame la duchesse était allée faire visite à M. de Mayenne, arrivé ce soir et logé à l'h?tel Saint-Denis.
-- Toujours vrai. Effectivement, dit Poulain, le duc est à l'h?tel Saint- Denis, et la duchesse est près du duc; mais, compère, à quoi bon, je vous prie, jouer au fin avec moi? Ce n'est pas d'ordinaire le trésorier qu'on envoie faire les commissions du couvent.
-- Auprès d'une princesse, pourquoi pas?
-- Et ce n'est pas vous, le confident de Mayneville, qui croyez aux confessions de madame la duchesse de Montpensier.
-- A quoi donc croirais-je?
-- Que diable! mon cher, vous savez bien la distance qu'il y a du prieuré au milieu de la route, puisque vous me l'avez fait mesurer: prenez garde! vous m'en dites si peu que j'en croirai peut-être beaucoup trop.
-- Et vous aurez tort, cher monsieur Poulain; je ne sais rien autre chose. Maintenant ne me retenez pas, je vous prie, car je ne trouverais plus madame la duchesse.
-- Vous la trouverez toujours chez elle où elle reviendra et où vous auriez pu l'attendre.
-- Ah! dame! fit Borromée, je ne suis pas faché non plus de voir un peu M. le duc.
-- Allons donc.
-- Car enfin vous le connaissez: si une fois je le laisse partir chez sa ma?tresse, on ne pourra plus mettre la main dessus.
-- Voilà qui est parlé. Maintenant que je sais à qui vous avez affaire, je vous laisse; adieu, et bonne chance.
Borromée, voyant le chemin libre, jeta, en échange des souhaits qui lui étaient adressés, un leste bonsoir à Nicolas Poulain, et s'élan?a dans la voie ouverte. -- Allons, allons: il y a encore quelque chose de nouveau, se dit Nicolas Poulain en regardant la robe du jacobin qui s'effa?ait peu à peu dans l'ombre; mais quel diable de besoin ai-je donc de savoir ce qui se passe? est-ce que je prendrais go?t par hasard au métier que je suis condamné à faire? fi donc!
Et il s'alla coucher, non point avec le calme d'une bonne conscience, mais avec
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