Les Precieuses Ridicules | Page 2

Molière (Jean-Baptiste Poquelin)
partout dans les bornes de la satire honnête et permise ; que les plus excellentes choses sont sujettes à être copiées par de mauvais singes qui méritent d'être bernés ; que ces vicieuses imitations de ce qu'il y a de plus parfait ont été de tout temps la matière de la comédie, et que, par la même raison que les véritables savants et les vrais braves ne se sont point encore avisés de s'offenser du Docteur de la comédie, et du Capitan, non plus que les juges, les princes et les rois de voir Trivelin (2), ou quelque autre, sur le théatre, faire ridiculement le juge, le prince, ou le roi ; aussi les véritables précieuses auraient tort de se piquer lorsqu'on joue les ridicules qui les imitent mal. Mais enfin, comme j'ai dit, on ne me laisse pas le temps de respirer, et M. de Luynes (3) veut m'aller faire relier de ce pas : à la bonne heure, puisque Dieu l'a voulu.
----------- (1) Molière fait allusion à ce proverbe : "Elle est belle à la chandelle, mais le grand jour gate tout." ----------- (2) Le "Docteur", le "Capitan" et "Trivelin", étaient trois personnages ou caractères appartenant à la farce italienne. ----------- (3) Ce de Luynes était un libraire qui avait sa boutique dans la galerie du Palais. -----------

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LES PRéCIEUSES RIDICULES

Comédie (1659).

PERSONNAGES ACTEURS
La Grange, La Grange. Du Croisy, amants rebutés. Du Croisy. Gorgibus, bon bourgeois. L'Espy. Madelon, fille de Gorgibus, Mlle De Brie. Cathos, nièce de Gorgibus, précieuses ridicules. Mlle Du Parc. Marotte, servante des précieuses ridicules. Madel. Béjart. Almanzor, laquais des précieuses ridicules. De Brie. Le Marquis de Mascarille, valet de la Grange. Molière. Le Vicomte de Jodelet, valet de du Croisy. Brécourt. Deux porteurs de chaise. Voisines. Violons.

La scène à Paris, dans la maison de Gorgibus.
SCèNE PREMIèRE. - La Grange, Du Croisy.
- Du Croisy -
Seigneur la Grange...
- La Grange -
Quoi ?
- Du Croisy -
Regardez-moi un peu sans rire.
- La Grange -
Eh bien ?
- Du Croisy -
Que dites-vous de notre visite ? En êtes-vous fort satisfait ?
- La Grange -
A votre avis, avons-nous sujet de l'être tous deux ?
- Du Croisy -
Pas tout à fait, à dire vrai.
- La Grange -
Pour moi, je vous avoue que j'en suis tout scandalisé. A-t-on jamais vu, dites-moi, deux pecques (1) provinciales faire plus les renchéries que celles-là, et deux hommes traités avec plus de mépris que nous ? A peine ont-elles pu se résoudre à nous faire donner des sièges. Je n'ai jamais vu tant parler à l'oreille qu'elles ont fait entre elles, tant ba?ller, tant se frotter les yeux, et demander tant de fois : Quelle heure est-il ? Ont-elles répondu que Oui et Non à tout ce que nous avons pu leur dire ? Et ne m'avouerez-vous pas enfin que, quand nous aurions été les dernières personnes du monde, on ne pouvait nous faire pis qu'elles ont fait ?
- Du Croisy -
Il me semble que vous prenez la chose fort à coeur.
- La Grange -
Sans doute, je l'y prends, et de telle fa?on, que je me veux venger de cette impertinence. Je connais ce qui nous a fait mépriser. L'air précieux n'a pas seulement infecté Paris, il s'est aussi répandu dans les provinces, et nos donzelles ridicules en ont humé leur bonne part. En un mot, c'est un ambigu (2) de précieuse et de coquette que leur personne. Je vois ce qu'il faut être pour en être bien re?u ; et, si vous m'en croyez, nous leur jouerons tous deux une pièce qui leur fera voir leur sottise, et pourra leur apprendre à conna?tre un peu mieux leur monde.
- Du Croisy -
Et comment, encore ?
- La Grange -
J'ai un certain valet, nommé Mascarille, qui passe au sentiment de beaucoup de gens, pour une manière de bel esprit, car il n't a rien de meilleur marché que le bel esprit maintenant. C'est un extravagant qui s'est mis en tête de vouloir faire l'homme de condition. Il se pique ordinairement de galanterie et de vers, et dédaigne les autres valets, jusqu'à les appeler brutaux.
- Du Croisy -
Eh bien ! qu'en prétendez-vous faire ?
- La Grange -
Ce que j'en prétends faire ? Il faut... Mais sortons d'ici auparavant.
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SCèNE II. - Gorgibus (3), Du Croisy, La Grange.
- Gorgibus -
Eh bien ! vous avez vu ma nièce et ma fille ? Les affaires iront-elles bien ? Quel est le résultat de cette visite ?
- La Grange -
C'est une chose que vous pourrez mieux apprendre d'elles que de nous. Tout ce que nous pouvons vous dire, c'est que nous vous rendons grace de la faveur que vous nous avez faite, et demeurons vos très humbles serviteurs.
- Du Croisy -
Vos très humbles serviteurs.
- Gorgibus -
(seul.)
Ouais ! il semble qu'ils sortent mal satisfaits d'ici. D'où pourrait venir leur mécontentement ? Il faut savoir un peu ce que
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