Les Precieuses Ridicules | Page 6

Molière (Jean-Baptiste Poquelin)
me feront point de
mal.
- Madelon -
Ma chère, c'est le caractère enjoué.
- Cathos -
Je vois bien que c'est un Amilcar (11).
- Madelon -
Ne craignez rien : nos yeux n'ont point de mauvais desseins, et votre
coeur peut dormir en assurance sur leur prud'homie.
- Cathos -
Mais de grâce, Monsieur, ne soyez pas inexorable à ce fauteuil qui vous

tend les bras il y a un quart d'heure ; contentez un peu l'envie qu'il a de
vous embrasser.
- Mascarille -
(après s'être peigné et avoir ajusté ses canons.)
Eh bien, Mesdames, que dites-vous de Paris ?
- Madelon -
Hélas ! qu'en pourrions-nous dire ? Il faudrait être l'antipode de la
raison, pour ne pas confesser que Paris est le grand bureau des
merveilles, le centre du bon goût, du bel esprit, et de la galanterie.
- Mascarille -
Pour moi, je tiens que hors de Paris il n'y a point de salut pour les
honnêtes gens.
- Cathos -
C'est une vérité incontestable.
- Mascarille -
Il y fait un peu crotté ; mais nous avons la chaise.
- Madelon -
Il est vrai que la chaise est un retranchement merveilleux contre les
insultes de la boue et du mauvais temps.
- Mascarille -
Vous recevez beaucoup de visites ? Quel bel esprit est des vôtres ?
- Madelon -
Hélas ! nous ne sommes pas encore connues ; mais nous sommes en
passe de l'être ; et nous avons une amie particulière qui nous a promis
d'amener ici tous ces messieurs du Recueil des pièces choisies.
- Cathos -
Et certains autres qu'on nous a nommés aussi pour être les arbitres
souverains des belles choses.
- Mascarille -
C'est moi qui ferai votre affaire mieux que personne ; ils me rendent
tous visite ; et je puis dire que je ne me lève jamais sans une
demi-douzaine de beaux esprits.
- Madelon -
Eh ! mon Dieu ! nous vous serons obligées de la dernière obligation, si
vous nous faites cette amitié ; car enfin il faut avoir la connaissance de
tous ces messieurs-là, si l'on veut être du beau monde. Ce sont ceux qui
donnent le branle à la réputation dans Paris ; et vous savez qu'il y en a

tel dont il ne faut que la seule fréquentation pour vous donner bruit de
connaisseuse, quand il n'y aurait rien autre chose que cela. Mais, pour
moi, ce que je considère particulièrement, c'est que, par le moyen de
ces visites spirituelles, on est instruite de cent choses qu'il faut savoir
de nécessité, et qui sont de l'essence d'un bel esprit. On apprend par là
chaque jour les petites nouvelles galantes, les jolies commerces de
prose et de vers. On sait à point nommé : Un tel a composé la plus jolie
pièce du monde sur un tel sujet ; une telle a fait des paroles sur un tel
air ; celui-ci a fait un madrigal sur une jouissance ; celui-là a composé
des stances sur une infidélité ; monsieur un tel écrivit hier au soir un
sixain à Mademoiselle une telle, dont elle lui a envoyé la réponse ce
matin sur les huit heures ; un tel auteur a fait un tel dessein ; celui-là en
est à la troisième partie de son roman ; cet autre met ses ouvrages sous
la presse. C'est là ce qui vous fait valoir dans les compagnies, et si l'on
ignore ces choses, je ne donnerais pas un clou de tout l'esprit qu'on peut
avoir.
- Cathos -
En effet, je trouve que c'est renchérir sur le ridicule, qu'une personne se
pique d'esprit, et ne sache pas jusqu'au moindre petit quatrain qui se fait
chaque jour ; et pour moi, j'aurais toutes les hontes du monde, s'il fallait
qu'on vînt à me demander si j'aurais vu quelque chose de nouveau que
je n'aurais pas vu.
- Mascarille -
Il est vrai qu'il est honteux de n'avoir pas des premiers tout ce qui se
fait ; mais ne vous mettez pas en peine : je veux établir chez vous une
académie de beaux esprits, et je vous promets qu'il ne se fera pas un
bout de vers dans Paris, que vous ne sachiez par coeur avant tous les
autres. Pour moi, tel que vous me voyez, je m'en escrime un peu quand
je veux ; et vous verrez courir de ma façon dans les belles ruelles (12)
de Paris, deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents
épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et
les portraits.
- Madelon -
Je vous avoue que je suis furieusement pour les portraits : je ne vois
rien de si galant que cela.
- Mascarille -
Les portraits sont difficiles, et demandent un esprit profond : vous
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 16
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.