Les Noces Chimiques | Page 3

Christian Rosencreutz
véritable mère, Mais refusant d'obéir, Il reste
avec ses soucis, Et demeure prisonnier. Toutefois, ma chère mère ne
veut pas Leur tenir rigueur pour leur désobéissance; Et laisse ses biens
précieux Arriver à la lumière trop souvent, Quoiqu'ils y parviennent
très rarement, Afin qu'on les apprécie; Sinon on les considère comme
fables. C'est pourquoi, en l'honneur de la fête, Que nous célébrons
aujourd'hui, Pour qu'on lui rende grâce plus souvent Elle veut faire une
bonne oeuvre. On descendra la corde; Celui qui s'y suspendra Sera
délivré.
A peine eut-il achevé ce discours, que la vieille dame ordonna à ses
serviteurs de lancer la corde dans la tour à sept reprises et de la ramener
avec ceux qui auront pu la saisir.
Oh Dieu! que ne puis-je décrire avec plus de force l'angoisse qui nous
étreignit alors, car nous cherchions tous à nous emparer de la corde et
par cela même nous nous en empêchions mutuellement. Sept minutes

s'écoulèrent, puis une clochette tinta; à ce signal les serviteurs
ramenèrent la corde pour la première fois avec quatre des nôtres. A ce
moment j'étais bien loin de pouvoir saisir la corde, puisque, pour mon
grand malheur, j'étais monté sur une pierre contre la paroi de la tour,
comme je l'ai dit; de cet endroit je ne pouvais saisir la corde qui
descendait au milieu.
La corde nous fut tendue une seconde fois; mais beaucoup parmi nous
avaient des chaînes trop lourdes et des mains trop délicates pour y
rester accrochés, et, en tombant ils en entraînaient beaucoup d'autres
qui se seraient peut-être maintenus. Hélas! j'en vis qui, ne pouvant se
saisir de la corde en arrachaient d'autres, tant nous fûmes envieux dans
notre grande misère. Mais je plaignis surtout ceux qui étaient tellement
lourds que leurs mains s'arrachèrent de leurs corps sans qu'ils
parvinssent à monter.
Il arriva donc qu'en cinq allées et venues, bien peu furent délivrés; car à
l'instant même où le signal était donné, les serviteurs ramenaient la
corde avec une telle rapidité que la plupart de ceux qui l'avaient saisie
tombaient les uns sur les autres. La cinquième fois notamment la corde
fut retirée à vide de sorte que beaucoup d'entre nous, dont moi-même
désespéraient de leur délivrance; nous implorâmes donc Dieu pour qu'il
eût pitié de nous et nous sortit de cette ténèbre puisque les
circonstances étaient propices; et quelques-uns ont été exaucés.
Comme la corde balançait pendant qu'on la retirait elle vint à passer
près de moi, peut-être par la volonté divine; je la suivis au vol et
m'assis par-dessus tous les autres; et c'est ainsi que j'en sortis contre
toute attente. Ma joie fut telle que je ne sentis pas les blessures qu'une
pierre aiguë me fit à la tête pendant la montée; je ne m'en aperçus qu'au
moment où, à mon tour, je dus aider les autres délivrés à retirer la corde
pour la septième et dernière fois; alors, par l'effort déployé, le sang se
répandit sur tous mes vêtements, sans que je le remarquasse, dans ma
joie.
Après ce dernier retrait de la corde, ramenant un plus grand nombre de
prisonniers, la dame chargea son très vieux fils (dont l'âge m'étonnait
grandement) d'exhorter les prisonniers restant dans la tour; celui-ci,

après une courte réflexion, prit la parole comme suit:
Chers enfants Qui êtes là-bas, Voici terminé Ce qui était prévu depuis
longtemps. Ce que la grâce de ma mère A accordé à vos frères Ne leur
enviez point. Des temps joyeux viendront bientôt, Où tous seront égaux;
Il n'y aura plus ni pauvre ni riche. Celui à qui on a commandé beaucoup
Devra apporter beaucoup, Celui à qui on a confié beaucoup Devra
rendre des comptes sévères. Cessez donc vos plaintes amères; Qu'est-ce
que quelques jours.
Dès qu'il eût achevé ce discours, la toiture fut replacée sur la tour.
Alors l'appel des trompettes et des tambours retentit de nouveau, mais
leur éclat ne parvenait pas à dominer les gémissements des prisonniers
de la tour qui s'adressaient à tous ceux qui étaient dehors; et cela me fit
venir les larmes aux yeux.
La vieille dame prit place à côté de son fils sur le siège disposé à son
intention et fit compter les délivrés. Quand elle en eut appris le nombre
et l'eut marqué sur une tablette en or, elle demanda le nom de chacun
qui fut noté par un page. Elle nous regarda ensuite, soupira et dit à son
fils (ce que j'entendis fort bien): «Ah! que je plains les pauvres hommes
dans la tour; puisse Dieu me permettre de les délivrer tous». Le fils
répondit: «Mère, Dieu l'a ordonné ainsi et nous ne devons pas lui
désobéir. Si nous étions tous seigneurs et possesseurs des biens de la
terre, qui donc nous servirait quand nous sommes à table?». A cela, sa
mère ne répliqua
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