Les Nez-Percés | Page 6

Émile Chevalier
Tout à l'heure ils seront ivres. Alors, nous aviserons, vous
comprenez?
--Oh! tout à fait, capitaine; vous parlez comme un livre. C'est comme
mon oncle, le grand voyageur dans l'Afrique centrale; il disait...
--Chut! dit Poignet-d'Acier, se couchant à terre et collant son oreille
contre le roc; chut! il me semble entendre un piétinement dans la
ravine.
--Un piétinement dans la ravine! est-ce que ce serait une nouvelle
troupe de ces nègres rouges?
--Silence donc, ami Kick!
Les deux aventuriers se turent, retinrent leur respiration et écoutèrent
pendant une minute.
De la fondrière où se trouvait l'orifice de la caverne, venait en effet un
son sourd comme celui produit par la marche d'un grand nombre
d'hommes sur un sol excavé. On le percevait distinctement à travers les
glapissements du fleuve autour des canots, et le vacarme des Indiens
sur le brick.
--Ce ne sont pas des Nez-Percés, dit Poignet-d'Acier, car le bruit s'élève
du nord, et ces sauvages n'oseraient pas se hasarder sur les territoires de
chasse des Chinouks.
--Alors ce seraient les Chinouks eux-mêmes, repartit Nick.
--Ou peut-être un parti de Clallomes.

--Des Clallomes! que diable voudraient-ils?
--Ne sont-ils pas en guerre avec ces brigands de Nez-Percés?
--Oui, mais vous oubliez leur amour pour Merellum, depuis la mort de
Ouaskèma. Ils savent que je l'ai enlevée, que je veux la ramener aux
établissements, et ils ont juré de me la ravir.
--En ce cas, dit Nick, ils se joindront à nous, puisque la petite est sur le
navire que les Nez-Percés ont attaqué.
--Hum! n'y comptez pas, répondit Poignet-d'Acier en tendant son
regard vers la ravine. Pauvre Merellum! ajouta-t-il un instant après avec
un accent désolé; Pauvre Merellum! Qu'est-elle devenue dans cette
bagarre? Ils l'auront souillée ou tuée, car on ne la voit pas paraître. Ah!
je ne sais quel sort infernal m'a été jeté à ma naissance; mais toutes les
femmes que j'aime font mon malheur, et je fais le malheur de toutes
celles qui m'aiment. Quelle épouvantable destinée! Allons! allons... pas
de faiblesse! je n'appartiens plus à l'amour, plus à l'affection; mais je
me dois à la vengeance! oh! oui, à la vengeance! Et tant que j'aurai un
souffle de vie, ce sera pour crier malédiction sur les Anglais!
--Capitaine, dit Nick, ils approchent. Si j'allais faire une petite
reconnaissance?
--Non, répondit Poignet-d'Acier, qui avait instantanément refoulé ses
émotions avec cette facilité qu'ont les gens habitués à se commander;
non, j'irai moi-même. Veillez ici. Et surtout ne tirez pas, nous serions
perdus, ajouta-t-il en se glissant à plat ventre vers le ravin.
--Perdus! perdus! Oh! il y aurait bien encore moyen de se dépêtrer de
cette maudite difficulté, surtout si j'avais ici mes chiens que j'ai laissés
au fort Vancouver. Une sottise de ma part; je n'en fais jamais d'autres, ô
Dieu non!
Après ce jugement, plus que modeste, porté sur sa personne, Nick
Whiffles s'allongea sur la roche et se remit à observer les Indiens qui
commençaient à sortir de l'intérieur du bâtiment et sautaient sur le pont

avec des contorsions inimaginables et en poussant des cris
assourdissants.
--Les vermines! s'en donnent-ils du plaisir! marmottait Nick. Mais vous
payerez les violons, mes drôles! Ah! si le capitaine avait voulu, je vous
ferais danser une autre danse que celle-là! C'est moi qui vous le dis!
Mais il a des idées à lui, le capitaine! Comprend-on qu'il souffre que
ces ivrognes lui boivent tout son rhum,--un vrai rhum de la Jamaïque,
encore!--au lieu de les soûler avec l'eau de la Colombie, ce qui ne
coûterait ni grand'peine, ni grand plomb! A nous deux, je suis sûr que
dans deux heures nous aurions nettoyé le navire de toutes ces ordures!
Mais qu'est-ce que j'entends? On dirait qu'on m'appelle...
Se tournant du côté de la fondrière, il aperçut le capitaine qui lui faisait
signe d'approcher.
Le trappeur se hâta d'obéir.
Il rejoignit son compagnon sur le bord de la pente.
--Nous sommes sauvés, lui dilt celui-ci, en indiquant du doigt une
longue file de sauvages qui cheminaient au fond du ravin en portant des
canots sur leurs épaules.
--Les Chinouks! exclama Nick.
--Oui, les Chinouks, commandés par Oli-Tahara. Le voilà, en tête de la
colonne, monté sur son buffle blanc.
--Oh! je le reconnais bien, capitaine. Mais pensez-vous qu'il nous prête
son appui?
--J'en suis sûr, ami Nick. D'abord vous savez qu'il est en hostilité avec
les Nez-Percés, qui ont ruiné les loges des Chinouks sur la rivière
Caoulis, et puis il m'a témoigné de l'amitié du jour où il a tué
Ouaskèma, en voulant la délivrer d'un carcajou qui s'était élancé sur
elle, près du ruisseau où j'ai découvert la mine d'or.

--Je m'en souviens, capitaine, je m'en souviens.
--Tenez, Oli-Tahara nous a remarqués. Il nous fait des signes;
descendons vers lui.
Les deux aventuriers se précipitèrent en bas de l'escarpement, après
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