Les Mains Pleines de Rose, Pleines dOr et Pleines de Sang | Page 7

Arsène Houssaye

enfants, deux fils et une fille. Sa fortune était des plus médiocres. Il
vivait dans le Soissonnais, très-retiré du monde, du produit d'une ferme
qui ne devait guère donner que 100,000 francs à chacun de ses enfants.
La fille était mariée à un procureur impérial; le fils aîné, depuis un an
sorti du collège, ne voulait rien faire, sous prétexte qu'il faisait des vers;
le plus jeune se disait bon à tout: au journalisme, à la diplomatie, à
l'épée, à la robe. Aussi il y avait tout à parier contre un que Georges du
Quesnoy n'arriverait à rien.
Il devait, après la saison, partir pour Paris, le grand dévoreur d'hommes;
Paris qui engloutit mille ambitieux pour faire un nain. En attendant ce
rude combat, il vivait d'insouciance, amoureux de l'aube et du
crépuscule, du rayon qui descend et du bruit qui s'élève, confiant ses
rêves aux nuages, à la forêt et aux fontaines.
Ce soir-là on respirait l'amère senteur des fèves qui enivre quelques-uns
jusqu'à la folie. Le moissonneur s'attardait dans les bois, au parfum des
fraises déjà mûres. L'écolière s'amusait, au retour de l'école, à souffler,
de ses lèvres virginales, le plantain en fleur qui semblait chevelu et
poudré comme un marquis. L'écolier admirait la délicatesse
architecturale des chardons; il cueillait le pissenlit hérissé, il se
hasardait à sucer le suc de l'ortie, l'ortie dont il comparait la gueule
blanche au rabat du prêtre. Tout était joie et fête en ce beau soir. La
terre chantait son hymne à Dieu par la voix des hommes, des forêts, des
moissons et des oiseaux. Il n'est pas jusqu'au champ de pommes de
terre qui ne livrât au vent l'odeur plébéienne de ses vertes ramures,
étoilées çà et là de ces humbles fleurs dédaignées que nulle main
blanche n'a cueillies et que nulle muse n'a chantées.--Je vous salue, ô
pommes de terre, vertes espérances des Spartiates futurs!
Georges, après avoir côtoyé une haie de sureaux et d'aubépines où le
liseron suspendait ses clochettes blanches et roses, s'arrêta
soudainement à la grille d'un parc touffu qui cachait à demi la façade

Louis XVI du château de Margival, dont le parc était surnommé, on ne
sait pas bien pourquoi, le Parc aux Grives, peut-être parce que la vigne
grimpait sur tous les arbres et que les grives y venaient en belles
compagnies au temps de la vendange.
Le château de Margival est un des plus jolis du Soissonnais; un peu
moins, ce serait une simple villa, mais, un peu plus, ce serait un château
princier, tant l'architecte a bien marqué le style dans cette oeuvre en
pierre de la fin du XVIIIe siècle.
Dans ce château souvent abandonné, M. de Margival amenait tous les
ans sa fille Valentine, qui était encore au Sacré-Coeur. Mais comme
c'était déjà une vraie demoiselle, on quittait Paris avant les vacances,
pour passer trois à quatre mois dans cette belle solitude.
M. de Margival s'y trouvait bien, en souvenir de sa femme qu'il avait
adorée et qui était morte jeune.
Le pays où on a été malheureux de son bonheur est toujours un pays
d'élection.
Mlle de Margival ne s'y trouvait pas mal, quoiqu'elle fût peu éprise de
la solitude.
Ce n'était pas la première fois que Georges du Quesnoy venait se
promener aux alentours de Margival. Son père habitait à trois quarts de
lieue; au petit village de Landouzy-les-Vignes, dans une simple maison
de campagne, appelée par la maison bourgeoise, petite cour avec
pavillons, un arpent de jardin par derrière, où l'on veut jouer au parc
tout en ménageant un potager.
Il aimait le château de Margival. Quoiqu'il ne fût pas poëte comme son
frère, il avait déjà un vague sentiment de l'art: aussi était-il dans
l'enthousiasme devant cette façade.
«Ah! s'écria-t-il tristement, si mon père habitait un pareil château, je
voudrais y vivre et y mourir sans m'inquiéter des pommes d'or des
Hespérides! Ne peut-on trouver ici mieux qu'à Paris les joies du coeur,

les fêtes du ciel et de la nature?
Il avait mis pied à terre pour appuyer son front brûlant sur la grille. Il
eût donné quelques beaux jours de sa vie pour pouvoir fouler en toute
liberté l'herbe du parc. «Ainsi doit être la vie, pensa le jeune philosophe:
des tentations qui vous montrent leur sein nu, mais qui vous défendent
d'approcher.»
A cet instant il vit apparaître, comme dans un songe, une jeune fille
vêtue d'une robe blanche, qui débusquait d'une avenue de tilleuls et
venait vers la grille d'un air recueilli. Elle avait vingt ans. Elle était
belle comme si elle fût sortie des mains du Corrège; elle était pure
comme si elle fût sortie des mains de Dieu. Praxitèle, qui n'a jamais
trouvé son idéal, se fût incliné devant elle.
Quoiqu'elle semblât méditer profondément, elle s'arrêta tout à coup
devant un papillon
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