Les Fleurs du Mal | Page 5

Charles Baudelaire
saltimbanque à jeun, étaler les appas?Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,?Pour faire épanouir la rate du vulgaire.
L'ENNEMI
Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,?Traversé ?a et là par de brillants soleils;?Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage?Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils.
Voilà que j'ai touché l'automne des idées,?Et qu'il faut employer la pelle et les rateaux?Pour rassembler à neuf les terres inondées,?Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux.
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve?Trouveront dans ce sol lavé comme une grève?Le mystique aliment qui ferait leur vigueur?
--O douleur! ? douleur! Le Temps mange la vie,?Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le coeur?Du sang que nous perdons cro?t et se fortifie!
LA VIE ANTERIEURE
J'ai longtemps habité sous de vastes portiques?Que les soleils marins teignaient de mille feux,?Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,?Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,?Mêlaient d'une fa?on solennelle et mystique?Les tout-puissants accords de leur riche musique?Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C'est là que j'ai vécu dans les voluptés calmes,?Au milieu de l'azur, des vagues, des splendeurs?Et des esclaves nus, tout imprégnés d'odeurs,
Qui me rafra?chissaient le front avec des palmes,?Et dont l'unique soin était d'approfondir?Le secret douloureux qui me faisait languir.
BOHEMIENS EN VOYAGE
La tribu prophétique aux prunelles ardentes?Hier s'est mise en route, emportant ses petits?Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits?Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes.
Les hommes vont à pied sous leurs armes luisantes?Le long des chariots où les leurs sont blottis,?Promenant sur le ciel des yeux appesantis?Par le morne regret des chimères absentes.
Du fond de son réduit sablonneux, le grillon,?Les regardant passer, redouble sa chanson;?Cybèle, qui les aime, augmente ses verdures,
Fait couler le rocher et fleurir le désert?Devant ces voyageurs, pour lesquels est ouvert?L'empire familier des ténèbres futures.
L'HOMME ET LA MER
Homme libre, toujours tu chériras la mer!?La mer est ton miroir; tu contemples ton ame?Dans le déroulement infini de sa lame,?Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image;?Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton coeur?Se distrait quelquefois de sa propre rumeur?Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets,?Homme, nul n'a sondé le fond de tes ab?mes;?O mer, nul ne conna?t tes richesses intimes,?Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets!
Et cependant voilà des siècles innombrables?Que vous vous combattez sans pitié ni remord,?Tellement vous aimez le carnage et la mort,?O lutteurs éternels, ? frères implacables!
DON JUAN AUX ENFERS
Quand don Juan descendit vers l'onde souterraine,?Et lorsqu'il eut donné son obole à Charon,?Un sombre mendiant, l'oeil fier comme Antisthène,?D'un bras vengeur et fort saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes,?Des femmes se tordaient sous le noir firmament,?Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,?Derrière lui tra?naient un long mugissement.
Sganarelle en riant lui réclamait ses gages,?Tandis que don Luis avec un doigt tremblant?Montrait à tous les morts errant sur les rivages?Le fils audacieux qui railla son front blanc.
Frissonnant sous son deuil, la chaste et maigre Elvire,?Près de l'époux perfide et qui fui son amant?Semblait lui réclamer un suprême sourire?Où brillat la douceur de son premier serment.
Tout droit dans son armure, un grand homme de pierre?Se tenait à la barre et coupait le flot noir;?Mais le calme héros, courbé sur sa rapière,?Regardait le sillage et ne daignait rien voir.
CHATIMENT DE L'ORGUEIL
En ces temps merveilleux où la Théologie?Fleurit avec le plus de sève et d'énergie,?On raconte qu'un jour un docteur des plus grands?--Après avoir forcé les coeurs indifférents,?Les avoir remués dans leurs profondeurs noires;?Après avoir franchi vers les célestes gloires?Des chemins singuliers à lui-même inconnus,?Où les purs Esprits seuls peut-être étaient venus,?--Comme un homme monté trop haut, pris de panique,?S'écria, transporté d'un orgueil satanique:?? Jésus, petit Jésus! je t'ai poussé bien haut!?Mais, si j'avais voulu t'attaquer au défaut?De l'armure, ta honte égalerait ta gloire,?Et tu ne serais plus qu'un foetus dérisoire! ?
Immédiatement sa raison s'en alla.?L'éclat de ce soleil d'un crêpe se voila;?Tout le chaos roula dans cette intelligence,?Temple autrefois vivant, plein d'ordre et d'opulence.?Sous les plafonds duquel tant de pompe avait lui.?Le silence et la nuit s'installèrent en lui,?Comme dans un caveau dont la clef est perdue.?Dès lors il fut semblable aux bêtes de la rue,?Et, quand il s'en allait sans rien voir, à travers?Les champs, sans distinguer les étés des hivers,?Sale, inutile et laid comme une chose usée,?Il faisait des enfants la joie et la risée.
LA BEAUTE
Je suis belle, ? mortels! comme un rêve de pierre,?Et mon sein, où chacun s'est meurtri tour à tour,?Est fait pour inspirer au poète un amour?Eternel et muet ainsi que la matière.
Je tr?ne dans l'azur comme un sphinx incompris;?J'unis un coeur de neige à la blancheur des cygnes;?Je hais le mouvement qui déplace les lignes,?Et jamais
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