Les Filleules de Rubens, Tome I | Page 7

Samuel-Henry Berthoud

de sa maternité prochaine.
L'oeil du vieux bourgeois étincelait tellement de satisfaction que la
jeune femme lui dit, avec le sourire mélancolique et tendre qui séyait si
bien à ses traits pâles:
--Il vous est advenu quelque bonne nouvelle, mon père?
--Un grand honneur, du moins, répliqua Borrekens, sans songer à
dissimuler sa joie. D'abord j'ai l'honneur de dîner aujourd'hui chez le
chevalier Rubens! Ensuite, ce grand artiste consent à peindre des volets
pour notre tableau du Serment. Je t'ai déjà parlé de cette affaire, je te
dirai le reste plus tard. En attendant, donne-moi mes dentelles de
Malines, que je fasse honneur à mon hôte.
En ce moment, Simon van Maast passa devant les fenêtres de Thrée, et
lui ôta respectueusement son chapeau; elle lui répondit par un signe
affectueux de la tête.
Mynheer Borrekens, qui brossait son chapeau de feutre, dit bonsoir de
la main à son ami, sans que celui-ci répondît.
--Tiens! tiens! il ne me voit pas! dit-il.
Et il se revêtit, dans sa chambre, de ses vêtements de fête.
Quand il redescendit radieusement paré, Simon van Maast retraversait
de nouveau la rue, et de nouveau il saluait Thrée, sans apercevoir
mynheer Borrekens.
--Par saint Christophe! voici un compère bien distrait! remarqua le
bourgeois. Adieu, ma chère bru.

Et il s'élança dans la rue avec une légèreté de jeune homme! En quatre
enjambées, il avait rejoint Simon, sur l'épaule duquel il frappa
vivement.
Simon tressaillit et laissa voir quelque chose du trouble d'un homme
pris en faute.
--Tu deviens donc aveugle? demanda Borrekens, en passant son bras
sous le bras de son nouvel ami: voici deux fois que tu passes devant
moi sans me voir.
--Pardon, mynheer Borrekens, mais j'étais préoccupé et distrait.
--Il paraît toutefois que la préoccupation et les distractions ne sont que
pour les hommes, et non pour les femmes, reprit Borrekens en riant.
Le rouge monta au visage de Simon; mais Borrekens était trop heureux
ce jour-là, pour montrer même un peu de cruauté à l'égard du pauvre
garçon.
--Ecoute, dit-il, parlons sérieusement. Nos veuves flamandes ne sont
point si promptes que tu le crois à se consoler en secondes noces. Mon
pauvre fils était le premier, le seul amour de Thrée; ils s'étaient fiancés
l'un à l'autre cinq ans avant de s'épouser, et il n'a pas fallu moins de tant
d'amour pour me décider à laisser partir mon fils pour la Frise. Plût à
Dieu même que je n'y eusse jamais consenti! Peut-être en ce moment
Thrée et moi nous ne pleurerions point sur un tombeau! Tant il y a,
mon cher Simon, que tu es un brave garçon que j'aime et que je ne
voudrais point voir s'enferrer dans un amour sans espoir. Un homme
averti en vaut deux. Te voilà averti, arrange-toi donc pour valoir deux
hommes.
Là-dessus, comme il était arrivé devant l'hôtel de Rubens, il serra la
main à Simon van Maast et le laissa là un peu étourdi et fort
déconcerté.
Rien n'échappe à ce diable d'homme, dit-il: il a déjà lu mieux que moi
dans mon coeur! Il a raison, Thrée ne saurait jamais m'aimer. Allons! je
n'ai pas de bonheur, je ne puis réussir à rien. Il en sera de cet amour
comme du reste de ma vie!
Notez que l'ingrat qui parlait ainsi était jeune, l'un des garçons les
mieux tournés d'Anvers, d'une santé à toute épreuve, et qu'il jouissait
d'une honnête aisance qui ne lui laissait aucun des soucis de la vie
matérielle. Et il se plaignait du sort!
Tandis que Simon van Maast calomniait ainsi la destinée, le coeur de

mynheer Borrekens nageait dans la joie, sans que toutefois son visage
en trahît rien. Au milieu de ce monde brillant d'artistes et de grands
seigneurs, où sa bonne figure n'était certes pas la plus mal encadrée,
sans prétentions exagérées comme sans fausse humilité, il faisait
preuve d'un tact extrême, ne se fourvoyait pas un seul instant, tout en
montrant le rare mérite de rester fidèle à son caractère de bourgeois. Il
ne s'en départit point un seul instant, et il sut si bien se gagner les
bonnes grâces de lord Buckingham, que ce dernier voulut l'avoir à table,
placé à ses côtés.
Il réussit aussi bien près de madame Rubens, cette belle et poétique
Isabelle Brandt, sortie elle-même de la bourgeoisie anversoise, et dont
la merveilleuse beauté a été immortalisée tant de fois par le pinceau de
son mari.
Le dîner touchait à sa fin, et déjà des choeurs de chanteurs et de
musiciens commençaient à se faire entendre, lorsque tout à coup un des
serviteurs de Rubens se pencha à l'oreille de mynheer Borrekens et lui
dit quelques mots. Borrekens se leva brusquement de table, et sortit de
la salle à manger dans un trouble extrême et sans même adresser ses
excuses
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