leur
patron saint Christophe.
--Vous avez raison, mon maître; mais, objecta Rubens, qui se plaisait à
ces sortes de controverses, ne savez-vous point que le géant Christophe,
portant le Christ enfant sur son épaule, est un saint apocryphe que le
Martyrologe n'admet qu'avec défiance? Voyez dans ce tableau, cinq
figures portant le corps de notre divin Maître. Je vous ai fait cinq
Christophe au lieu d'un. Il me semble que le Serment des Arquebusiers
a lieu d'être satisfait.
Mynheer Borrekens hocha la tête.
--Il y a moyen de tout concilier, objecta Buckingham. Rubens,
laissez-moi acquérir ce chef-d'oeuvre, et vous peindrez à mynheer
Borrekens le géant qu'il désire.
--Non, Seigneur! s'écria Borrekens, dont les joues s'empourprèrent
d'indignation; Monseigneur croit-il donc que j'ai si peu de sang flamand
dans les veines, que je puisse consentir à laisser Londres dépouiller
Anvers d'un pareil chef-d'oeuvre!
--Mais puisqu'il ne vous satisfait point?
--Ah! fit le bourgeois, sans se déconcerter et reprenant son ton doux et
modeste, Monseigneur ne sait-il pas que tous les hommes sont des
enfants? Il faut bien peu de choses pour mécontenter les bourgeois du
Serment. La fatalité veut qu'il y ait une objection à faire contre
l'admirable toile que voici. Eh bien! si j'étais le chevalier Pierre-Paul
Rubens, si je donnais à d'honnêtes bourgeois, en échange d'un coin de
terrain en litige, un tableau que le lord-duc de Buckingham paierait, au
prix de dix fois plus de terrain qu'il n'en appartient dans toute la ville
d'Anvers au Serment des Arquebusiers, si je montrais tant de
magnificence, dis-je, je ne voudrais pas laisser à personne le droit
d'adresser à mon oeuvre une critique, si misérable qu'elle fût.
--Mais quel moyen voyez-vous de contenter votre Serment, mynheer
Borrekens? Je ne m'en doute pas.
--Si fait, mynheer Rubens, vous le voyez.
--Je vous jure que non, sur mon âme!
--Si un pauvre bourgeois sans esprit l'a trouvé de suite, mynheer
Rubens, à plus forte raison ne peut être embarrassé à ce sujet.
--Vous me rendrez service en me l'apprenant.
--Eh bien! un pareil chef-d'oeuvre ne peut être exposé à l'air et à ses
injures; il faut des volets pour le recouvrir: le saint Christophe
apocryphe de la légende dorée ne peut-il trouver place sur ces volets?
--Mais c'est tout bonnement quatre nouveaux tableaux que vous
demandez à Rubens; chaque volet a deux faces.
--Mylord, répliqua le bourgeois, je ne m'attendais point à cette
objection de la part du grand seigneur dont l'Europe entière est tant
habituée à admirer la munificence, que la renommée en est arrivée
jusqu'à un pauvre marchand d'Anvers comme moi.
--Bien riposté, sur mon âme! Ah! ah! mylord il ne fait pas bon à
entreprendre une controverse avec nous autres Belges. Nous opinons de
la tête et du bonnet, au besoin.
--Allons! mynheer Borrekens, vous aurez vos volets et votre saint
Christophe; un vrai géant, un bâton à la main, un petit Jésus sur l'épaule,
et passant une rivière à gué. Toutefois, je ne le ferai qu'à une condition.
--Demandez-moi mon sang, demandez-moi ma vie! s'écria Borrekens
dont les yeux étincelaient de joie.
--Il s'agit de choses moins précieuses, rassurez-vous! Mylord-duc me
fait aujourd'hui l'honneur de souper avez moi: soyez des nôtres, et
venez nous tenir compagnie, le verre à la main.
--J'accepte avec reconnaissance cet honneur! Ah! mynheer Rubens,
comment ne voulez-vous pas qu'on vous aime!
Et, saluant jusqu'à terre, il sortit le bourgeois le plus heureux de la ville
d'Anvers.
Tandis qu'il se retirait, Buckingham échangea un sourire avec Rubens.
--Oui, mylord, dit le peintre, vous venez de voir un de ces types les plus
naïfs et les plus complets du bourgeois flamand. Cet homme, la loyauté
en personne, m'a, par dévouement au Serment auquel il appartient,
extorqué un tableau par des moyens que ne désavouerait point le plus
habile procureur, et ces moyens, il les a improvisés, un beau matin, en
me rencontrant par hasard. Je n'en ai pas été longtemps la dupe; mais
l'excellence du tour valait bien un tableau, et puis, à parler sérieusement,
je n'étais pas fâché d'être agréable au Serment des Arquebusiers, dont
mon père a plus d'une fois éprouvé la fidélité, lorsqu'il était conseiller
au sénat d'Anvers.
--Rubens, Rubens, vous êtes plus grand seigneur que moi!
--Cet homme, continua Rubens, dont l'âpreté nous amuse, a, je le tiens
pour certain, quelque bonne oeuvre secrète, quelque grande et noble
action inconnue à laquelle il dévoue sa fortune et sa vie.
Cependant, et tandis qu'on parlait ainsi de lui, mynheer Borrekens se
rendait à son logis pour annoncer à sa belle-fille l'honneur qu'il allait
avoir de dîner avec le grand seigneur anglais, chez l'artiste qui faisait
l'orgueil de la ville d'Anvers.
Il trouva Thrée, comme d'habitude, assise près de la fenêtre, dans son
grand fauteuil, et rêvant tour à tour aux chagrins du passé et aux joies
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