Les Filleules de Rubens, Tome I | Page 8

Samuel-Henry Berthoud
berceau qu'il n'avait point remarqué dans son trouble, en souleva les rideaux, et vit deux jumeaux, au lieu d'un seul enfant qu'il s'attendait à trouver.
--Vous m'avez fait une belle peur, dame Pétronille, avec vos airs mystérieux! Pensez-vous que deux enfants ne soient pas autant les bienvenus qu'un seul? Dieu soit béni de me les avoir envoyés! Hélas! ce sont les seuls qui na?tront de mon pauvre fils.
En achevant ces mots, mynheer Borrekens voulut prendre un des deux enfants pour l'embrasser, mais, à sa grande surprise, on les avait placés dans le même maillot.
--Que signifie cela? demanda-t-il à la garde: le linge et la layette manquent-ils chez le roi des Arquebusiers, qu'on enveloppe ces deux enfants dans le même lange? Voilà une singulière idée!
--On l'a fait ainsi parce qu'on ne pouvait faire autrement, dit de sa voix moitié miel et moitié vinaigre dame Pétronille.
--Mais vous me parlerez donc en paraboles jusqu'au bout? s'écria Borrekens avec une voix passablement irrévérencieuse pour la sage-femme; car telle était la profession de la digne matrone. Vous feriez perdre patience à un saint. Voyons! dites-moi une bonne fois quel est le sexe de ces enfants, et pourquoi ils sont emmaillotés ensemble. D'habitude, on ne peut obtenir de vous le silence, et aujourd'hui qu'on veut vous faire parler, vous restez muette comme un poisson.
--Votre fille a mis au monde deux filles, et ces deux filles sont un monstre! riposta aigrement la sage-femme.
Mynheer Borrekens, par un mouvement plein de désespoir, écarta les langes des jumelles. Elles étaient parfaitement conformées; seulement un ligament qui partait du coude gauche de l'une au coude droit de l'autre les unissait entre elles.
A cette vue, le brave homme palit, et il lui fallut quelques instants pour reprendre bonne contenance.
Après tout, que Dieu soit béni! reprit-il,--cette singularité n'a rien de difforme, et j'espère d'ailleurs que la science ne sera point sans remède contre un pareil accident. Ma fille est-elle instruite de tout ceci?
--On n'a pas voulu le lui cacher; d'ailleurs il aurait toujours bien fallu qu'elle l'appr?t, un peu plus t?t, un peu plus tard, répliqua la sage-femme, dont la voix cette fois était tout à fait vinaigre.
Mynheer Borrekens ne lui répondit pas et entra dans la chambre de la jeune mère, qui, après avoir embrassé son père, demanda qu'on lui amenat ses enfants.
Ma?tre Borrekens alla les lui chercher lui-même, et les déposant dans les bras de Thrée:
--Nous voici quatre pour nous aimer, ma fille, lui dit-il, mon pauvre fils est ressuscité deux fois pour nous!
Pendant cet entretien de Thrée et de son père, Rubens, inquiet du brusque départ de son h?te, avait envoyé un de ses serviteurs chez le roi des Arquebusiers, dont le brusque départ lui causait une vive préoccupation.
Le domestique revint apprendre bient?t à son ma?tre la naissance des deux jumelles, et le singulier phénomène qui les attachait l'une à l'autre.
Cette nouvelle, que Rubens raconta à ses convives, produisit une vive sensation parmi eux.
--Que pensez-vous de cette monstruosité, ma?tre Covelay? demanda le duc de Buckingham à un grave personnage à barbe blanche.
--Je pense, mylord, comme vous, que c'est un jeu de nature fort singulier, répondit le vieillard.
--Eh quoi! le plus savant chirurgien de la vieille Angleterre, le rival d'Ambroise Paré, ne montre pas plus d'émotion quand il s'agit de l'art auquel il a consacré sa vie! Voyons! ne cherchez-vous point, n'avez-vous point déjà trouvé dans votre tête le moyen de détacher ces enfants du lien qui les unit? Voici une belle occasion de montrer aux médecins des Pays-Bas ce que sait faire l'illustre Covelay de Londres.
--Mylord, l'opération dont me parle Votre Grace dépend de la nature et de la conformation du lien. Faites-moi voir les nouveau-nés, et, par saint C?me! s'il y a moyen de tenter les ressources de l'art, je n'hésiterai point.
--Il ne s'agit plus que de montrer les enfants à ma?tre Covelay, et d'obtenir l'assentiment du grand-père, pour qu'il laisse tenter une opération aussi délicate sur ses petites-filles, objecta madame Rubens.
--Je m'acquitterai de ce double soin, répondit Rubens: si ma?tre Covelay veut m'accompagner à l'instant chez mon voisin Borrekens, je me charge de lui faire voir les jumelles.
Le médecin anglais se leva et suivit Rubens chez mynheer Borrekens.
Pendant leur absence, qui dura une demi-heure environ, chacun raconta ce qu'il savait ou ce qu'il avait ou? dire sur les naissances monstrueuses; l'entretien était encore le même, lorsque Rubens et ma?tre Covelay rentrèrent dans la salle à manger.
--Ma?tre Covelay, dit Rubens, a séparé les deux jumelles, et l'a fait avec une certitude et une habileté sans égales. A peine une légère cicatrice subsistera-t-elle pour perpétuer le souvenir d'une aussi singulière naissance et d'une si merveilleuse opération.
--Rien de plus simple, reprit le médecin: aucune veine, aucune artère, aucune partie vitale n'allait de l'une à l'autre des enfants: il y avait tout bonnement un muscle à détacher.
--Mynheer Borrekens est au comble de la
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