Les Filleules de Rubens, Tome I | Page 5

Samuel-Henry Berthoud
avec eux, laissant son père sans enfant pour consoler ses vieux jours, et sa femme veuve! L'enfant du pauvre Nick ne conna?tra jamais son père!
Mynheer Borrekens essuya une larme et acheva de vider le dernier verre de la seconde bouteille de Claret.
Simon van Maast, qui, malgré ses habitudes de sobriété, avait lui-même bu plus qu'il ne l'avait voulu, profita de la mort de cette dernière bouteille pour se lever de table, serrer la main à son h?te et regagner son logis.
Lorsqu'il eut reposé la tête sur son oreiller, il se répéta encore, comme il se l'était dit plusieurs fois chemin faisant:
--Quelle charmante veuve que la bru de ma?tre Borrekens, et comme son regard doux et triste va droit au coeur!

CHAPITRE II.
LES JUMELLES.
Huit jours après l'entrevue de Rubens et de ma?tre Borrekens, le peintre célèbre s'arrêtait, à la même heure pour ainsi dire, devant la porte du roi des arquebusiers.
Assis comme d'habitude sur le seuil de sa maison, mynheer Borrekens ?ta son chapeau avec un empressement qui tenait à la fois du respect et de la familiarité.
--Votre tableau est terminé, mynheer Borrekens, lui annon?ait-il; faites-moi le plaisir de venir le voir aujourd'hui vers onze heures; vous me direz si le Serment dont vous êtes le chef aura lieu de se montrer satisfait de l'échange que nous avons fait.
Ma?tre Borrekens se garda bien de manquer au rendez-vous donné.
Il arriva ponctuellement, à l'heure dite, vêtu d'un beau pourpoint de velours noir, sur lequel brillait une riche cha?ne d'or et un large médaillon de même métal qui renfermait l'image du saint patron de sa confrérie.
La maison de Rubens, quoique inachevée encore, nous l'avons dit, était un palais vaste et d'une magnificence presque royale. Un valet richement vêtu introduisit le bourgeois dans une galerie où se trouvaient rassemblées les antiquités que Rubens avait recueillis pendant le long séjour qu'il avait fait en Italie, et qui formaient une collection déjà justement célèbre en Europe.
Un étranger de distinction visitait cette galerie, et, appuyé familièrement sur le bras de l'artiste, s'arrêtait de temps à autre pour mieux admirer quelque chef-d'oeuvre, dont il parlait du reste en connaisseur expert et surtout en amateur enthousiaste.
--Mylord duc, dit Rubens lorsqu'il aper?ut le bourgeois, permettez-moi de vous présenter mon voisin et mon ami, le roi du Serment des Arquebusiers d'Anvers.
L'étranger, jeune encore, salua d'une légère inclination de tête mynheer Borrekens, et regarda avec curiosité ce bon visage où se trouvaient exprimées à la fois, d'une manière significative, la na?veté et sa ruse.
Rubens, qui suivait de l'oeil les impressions du duc, et qui voulait s'amuser de ce qui allait se passer, adressa de nouveau la parole au seigneur anglais, pour mieux exciter sa curiosité et son attention.
--Si Sa Grace le duc de Buckingham veut bien le permettre, continua-t-il, je vais montrer à mon voisin Borrekens le tableau que je viens de terminer pour le Serment des Arquebusiers, en échange de quatorze pieds de terrain contestés, entre lesdits arquebusiers et moi.
Il fit un signe de la main, et deux valets, portant la même livrée que celui qui avait introduit Borrekens, ouvrirent à deux battants les portes d'un immense atelier.
Une toile complètement terminée occupait le fond de cet atelier: c'était la célèbre Descente de Croix.
Buckingham jeta un cri d'admiration, et le bourgeois ébloui se demanda un moment si Rubens ne raillait point, en lui offrant un pareil chef-d'oeuvre en échange de quelques pieds de terre, d'une propriété fort peu établie d'ailleurs. Cependant il tint ferme, et ne laissa voir ni embarras ni doute sur son visage. Il pla?a en abat-jour sa grosse main au-dessus de ses yeux, pour mieux voir la magique toile, dont, en sa qualité d'enfant de la Flandre, il était organisé à comprendre la sublimité.
--Eh bien! êtes-vous satisfait, mynheer Borrekens? demanda-le peintre en riant.
--Vous vous êtes montré, en cette circonstance comme en toute autre, d'une munificence sans égale, mynheer Rubens. Ce don que vous faites est de beaucoup, beaucoup au-dessus de la valeur du mauvais bout de terrain que nous vous avons cédé!... Et cependant...
--Et cependant? reprit Rubens qui regardait toujours Buckingham en riant.
--Vous avez promis au Serment des Arquebusiers un portrait de leur patron saint Christophe.
--Vous avez raison, mon ma?tre; mais, objecta Rubens, qui se plaisait à ces sortes de controverses, ne savez-vous point que le géant Christophe, portant le Christ enfant sur son épaule, est un saint apocryphe que le Martyrologe n'admet qu'avec défiance? Voyez dans ce tableau, cinq figures portant le corps de notre divin Ma?tre. Je vous ai fait cinq Christophe au lieu d'un. Il me semble que le Serment des Arquebusiers a lieu d'être satisfait.
Mynheer Borrekens hocha la tête.
--Il y a moyen de tout concilier, objecta Buckingham. Rubens, laissez-moi acquérir ce chef-d'oeuvre, et vous peindrez à mynheer Borrekens le géant qu'il désire.
--Non, Seigneur! s'écria Borrekens, dont les joues s'empourprèrent d'indignation; Monseigneur croit-il donc que j'ai si peu
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