invitées. Et, dans le cercle des
jeunes filles, aussitôt on se mit parler allemand, avec la même aisance
que tout à l'heure pour le français. C'était le professeur de musique,
cette grosse dame-là, et d'ailleurs une femme de talent incontestable;
avec Fahr-el-Nissâ, qui jouait déjà en artiste, elle venait de répéter à
deux pianos un nouvel arrangement des fugues de Bach, et chacune y
avait mis toute son âme.
On parlait allemand, mais sans plus de peine on eût parlé italien ou
anglais, car ces petites Turques lisaient Dante, ou Byron, ou
Shakespeare dans le texte original. Plus cultivées que ne le sont chez
nous la moyenne des jeunes filles du même monde, à cause de la
séquestration sans doute et des longues soirées solitaires, elles
dévoraient les classiques anciens et les grands détraqués modernes; en
musique se passionnaient pour Gluck aussi bien que pour César Franck
ou Wagner, et déchiffraient les partitions de Vincent d'Indy. Peut-être
aussi bénéficiaient-elles des longues tranquillités et somnolences
mentales de leurs ascendantes; dans leur cerveau, composé de matière
neuve ou longtemps reposée, tout germait à miracle, comme, en terrain
vierge, les hautes herbes folles et les jolies fleurs vénéneuses.
Le salon du haremlike, ce matin-là, s'emplissait toujours; les deux
négresses avaient suivi, avec leur petit tambourin. Après elles, une
vieille dame entra, devant qui toutes se levèrent par respect: la grand-
mère. On se mit alors à parler turc, car elle n'entendait rien aux langues
occidentales,--et ce qu'elle se souciait d'André Lhéry, cette aïeule! Sa
robe brodée d'argent était de mode ancienne et un voile de Circassie
enveloppait sa chevelure blanche. Entre elle et ses petites- filles,
l'abîme d'incompréhension demeurait absolument insondable, et,
pendant les repas, plus d'une fois lui arrivait-il de les scandaliser par
l'habitude qu'elle avait conservée de manger le riz avec ses doigts
comme les ancêtres,--ce que faisant, elle restait grande dame quand
même, grande dame jusqu'au bout des ongles, et imposante à tous.
Donc, on s'était mis à parler turc, par déférence pour l'aïeule, et
subitement le murmure des voix était devenu plus harmonieux, doux
comme de la musique.
Parut maintenant une femme, svelte et ondoyante, qui arrivait du
dehors, et ressemblait, bien entendu, à un fantôme tout noir. C'était
Alimé Hanum, professeur agrégée de philosophie au lycée de jeunes
filles fondé par Sa Majesté Impériale le Sultan; d'habitude elle venait
trois fois par semaine enseigner à Mélek la littérature arabe et persane.
Il va sans dire, pas de leçon aujourd'hui, veille de mariage, jour où les
cervelles étaient à l'envers. Mais quand elle eut relevé son voile en
cagoule et montré sa jolie figure grave, la conversation tomba sur les
vieux poètes de l'Iran, et Mélek, devenue sérieuse, récita un passage du
"Pays des roses", de Saadi.
Aucune trace d'odalisques, ni de narguilé, ni de confitures, dans ce
harem de pacha, composé de la grand-mère, de la mère, des filles, et
des nièces avec leurs institutrices.
Du reste, à part deux ou trois exceptions peut-être, tous les harems de
Constantinople ressemblent à celui-ci: le harem de nos jours, c'est tout
simplement la partie féminine d'une famille constituée comme chez
nous,--et éduquée comme chez nous, sauf la claustration, sauf les voiles
épais pour la rue, et l'impossibilité d'échanger une pensée avec un
homme, s'il n'est le père, le mari, le frère, ou quelquefois par tolérance
le cousin très proche avec qui l'on a joué étant enfant.
On avait recommencé de parler français et de discuter toilette quand
une voix humaine, si limpide qu'on eût dit une voix céleste, tout à coup
vibra dehors, comme tombant du haut de l'air:
l'Imam de la plus voisine mosquée appelait du haut du minaret les
fidèles à la prière méridienne.
Alors la petite fiancée, se rappelant que sa grand-mère déjeunait à midi,
s'échappa comme Cendrillon, avec mademoiselle Bonneau, encore plus
effarée qu'elle à l'idée que la vieille dame pourrait attendre.
III
Elle fut silencieux son dernier déjeuner dans la maison familiale, entre
ces deux femmes sourdement hostiles l'une à l'autre, l'institutrice et
l'aïeule sévère.
Après, elle se retira chez elle, où elle eût souhaité s'enfermer à double
tour; mais les chambres des femmes turques n'ont point de serrure, il
fallut se contenter d'une consigne donnée à Kondja-Gul pour toutes les
servantes ou esclaves jour et nuit aux aguets, suivant l'usage, dans les
vestibules, dans les longs couloirs de son appartement, comme autant
de chiens de garde familiers et indiscrets.
Pendant cette suprême journée qui lui restait, elle voulait se préparer
comme pour la mort, ranger ses papiers et mille petits souvenirs, brûler
surtout, brûler par crainte des regards de l'homme inconnu qui serait
dans quelques heures son maître. La détresse de son âme était sans
recours, et son effroi, sa rébellion allaient croissant.
Elle s'assit devant son bureau, où la bougie fut rallumée pour
communiquer
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