Les Contemporains | Page 9

Jules Lemaître
les condamnait à l'action violente, tandis que ses aspects les inclinaient aux rêves vagues et brumeux. Aussi éloignés de la sérénité grecque que de l'inertie orientale, leur activité est aventureuse et farouche, leur mythologie féroce et obscure, leur tristesse noire, mais cramponnée à la vie. Et cette vie n'est que massacres, expéditions de pirates, combats obstinés contre les éléments et contre les hommes, furieuses orgies avec de sombres retours sur soi et des mélancolies confuses. Mais le plaisir qu'ils prennent au déploiement des forces brutales et leur intelligence bornée les préservent des désespoirs métaphysiques. Ce que sont les passions chez ces hommes, M. Leconte de Lisle nous le dit dans la Mort de Sigurd, l'épée d'Angantyr, le Coeur d'Hialmar, etc. Il dit leur fierté, leurs morts silencieuses, les chants de leurs bardes, leurs fêtes, leurs mystérieuses assemblées, leur attente d'un paradis guerrier, sensuel et grave. La Légende des Nornes déploie leur théogonie bizarre et grandiose: la naissance d'Ymer et des géants, qui sont les puissances mauvaises; la naissance des dieux bienfaisants, des Ases, qui domptent Ymer et de son corps forment l'univers; le rouge déluge que fait son sang; l'apparition du premier couple humain; Loki, le dernier-né d'Ymer, et le Serpent, et le Loup Fenris et tous les dieux du Mal vaincus par les Ases bienheureux; la venue du jeune dieu Balder; puis la suprême révolte de Loki, du Serpent, de Fenris et des Nains, et la fin misérable du monde.--La pensée de l'au delà hantait ces hommes du Nord dans l'intervalle des tueries: ils étaient tout prêts pour le christianisme et devaient le prendre terriblement au sérieux. On se rappelle le discours d'un chef saxon à ses compagnons d'armes, dans Augustin Thierry. Seuls, les prêtres et les bardes, soit orgueil sacerdotal, soit qu'ils subissent la fascination de leurs propres théogonies ou que leurs dieux désertés leur deviennent plus chers, résistent au dieu nouveau. Le vieux barde de Temrah se tue sous les yeux du beau jeune homme inspiré qui, tour à tour, lui parle divinement du Christ et le menace sauvagement de l'enfer[14]; et les prêtres et les vierges se laissent massacrer en chantant par le chef chrétien Murdoch, un farouche ap?tre[15].
[Note 14: Le Barde de Temrah.]
[Note 15: Le Massacre de Monah.]
Les nouveaux convertis au Christ, Saxons, Germains, Gaulois, n'ont point dépouillé leurs moeurs barbares ni leur facilité à tuer et à mourir. Sans doute, ils ne sont point fermés à la douceur de Jésus; on les fera pleurer en leur contant la Passion. Mais leur foi les rend impitoyables, et leur charité est d'une espèce étrange et s'exerce surtout en vue de l'autre monde. Attachés à la terre par leur corps robuste plein de désirs grossiers, ils n'en sont pas moins obsédés par la pensée de l'invisible, par le désir de la cité d'en haut; ils ne la con?oivent pas d'ailleurs d'une fa?on beaucoup plus raffinée que leurs a?eux ne faisaient le paradis d'Odin.--Les Indous, émus par la souffrance universelle, pratiquaient une charité purement terrestre, épanchaient sur leurs frères une immense pitié; on ne peut dire qu'ils aient sacrifié cette vie à une vie future, puisque ce qu'ils attendaient de la mort ou de l'extase, c'était l'anéantissement de la personnalité. Quant aux Grecs, ils s'occupaient médiocrement de l'avenir de l'homme par delà la tombe et pensaient que cette vie peut être à elle-même son propre but. Mais l'homme du moyen age, si fort qu'il mange et qu'il boive, qu'il bataille et qu'il pille, subordonne pourtant cette existence, où sa lourde chair s'enfonce, à l'idée plus ou moins présente, mais rarement effacée, du ciel et de l'enfer. Aussi, même chez les meilleurs, si la charité vient des entrailles, toujours il s'y mêle une arrière-pensée surnaturelle. S'ils aiment et secourent les hommes, ce n'est point parce qu'ils sont des hommes, tout simplement, c'est qu'ils voient en eux des ames appelées au salut éternel et qu'en s'occupant de ces ames ils assureront leur propre salut. Au fond, ce n'est point de l'enveloppe charnelle de leurs frères qu'ils ont souci.--Terrible charité que celle de la bonne dame de Meaux! Elle a nourri tant qu'elle a pu son armée de pauvres; quand elle n'a plus rien à leur donner, elle leur donne le ciel.
Il fallait en finir. La dame résolut De délivrer les siens en faisant leur salut; Car en charité vraie elle était toujours riche.
Elle les enferme dans une grange et y met le feu (elle aurait pu commencer par là).
J'ai fait ce que j'ai pu, je vous remets à Dieu, Cria-t-elle, et Jésus vous ouvre son royaume[16]!
[Note 16: Un acte de charité.]
Contre les pécheurs endurcis, surtout contre les hérétiques et les mécréants, les saints du moyen age éclatent en effroyables colères. Ils prisent assez haut l'honneur de Dieu pour le venger par des supplices, et le salut de leurs frères pour
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