Les Contemporains, 7ème Série | Page 3

Jules Lemaître
sur son aigle, la corde qui le retenait en l'air se brisa, et précipita de quarante-cinq pieds de haut le dieu amoureux. La chute était épouvantable; le pauvre Valmore fut emporté de la scène brisé, moulu, et plusieurs mois se passèrent avant qu'il p?t remonter sur les planches.?
Chute symbolique. Toute sa vie Valmore dégringola de son nuage. Mais il se cramponnait. Comme l'illustre Delobelle, il ?ne renon?ait pas.? Valmore, m'a dit M. Sardou sur le témoignage de gens qui l'avaient vu jouer, était un fort médiocre comédien. Je lis dans une lettre de Marceline: ?Valmore a rêvé de solliciter l'Odéon... Ce serait comme administrateur qu'il voudrait ce théatre, et je t'avoue que j'aimerais mieux présentement pour lui cette carrière que celle d'acteur, car son genre est perdu en province.? Cela signifie qu'il paraissait ?vieux jeu?,--en province! et en 1836! L'infortuné passait son temps à déclarer, tant?t qu'il n'accepterait de place qu'au Théatre-Fran?ais, et dans les premiers emplois,--tant?t qu'il ne s'abaisserait pas à y rentrer, d?t-on l'en prier à genoux. Et cependant il cabotinait où il pouvait pour gagner son pain, à Lyon, à Bordeaux, à Bruxelles...
Et chaque année, pendant trente ans, au temps des vacances, sa femme vient à Paris pour lui chercher un engagement qu'elle n'obtient jamais. Mais rien n'entame sa foi dans son cher artiste. Fidèlement, na?vement, elle entre dans ses illusions, dans ses rancunes, dans ses colères, dans ses gestes drapés, dans ses faux dédains. De dix pages en dix pages on croit entendre les phrases de la douce Mme Delobelle ou de Désirée: Monsieur Delobelle ne renonce pas; Monsieur Delobelle n'a pas le droit de renoncer; ou: Monsieur Delobelle dit qu'il renonce, qu'on lui en a trop fait.? Le ton, l'accent est le même, à s'y tromper: ?Mon mari, dit Marceline, est un homme tout entier, immobile dans ses aversions. Il abhorre Paris; rien ne pourra le changer.? Ou bien: ?Valmore m'a avoué qu'il préférait toutes les chances désastreuses que nous éprouvons de faillite en faillite et de voyage en voyage, à rentrer jamais à la Comédie fran?aise qu'il abhorre.? Ou bien: ?Valmore est tout à fait réveillé de ses beaux rêves d'artiste... Il veut nous emmener dans quelque cour étrangère ou essayer une direction théatrale à Paris...? Ou encore: ?Mon mari qui t'aime de toujours incline jusqu'à tes genoux toutes ses fiertés d'homme...? (Cela, c'est tout à fait l'accent ?Delobelle?, ou, mieux, le style ?Delmar?: vous vous rappelez l'étonnant cabot-pontife de l'éducation sentimentale?) ?Valmore, qui t'aime bien à travers ses grincements de dents contre la destinée...? Etc., etc... C'est d'un comique navrant.
Ce sont des ingénus, non des simples. Ils demeurent gens de théatre par une innocente exagération de langage et par de petites déformations avantageuses de la réalité. ?à vingt ans, dit Marceline, des peines profondes m'obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer.? L'explication est charmante; mais la vérité, c'est qu'elle perdit la voix à la suite de ses couches, et qu'elle avait alors vingt-trois ans, et non pas vingt.
Elle l'aime bien, son Valmore. Mais les r?les sont intervertis dans cette union, puisque c'est lui qui est le plus jeune (de sept ans), le plus faible et le plus beau. Elle parle de lui comme pourrait faire de sa femme un mari d'actrice, j'entends un mari amoureux. ?Il est certain, mon bon ange, que je ne te connais pas de rival au théatre. Ta chère voix a des physionomies aussi mobiles que ton visage, et, quand elle est dans ses bons jours, je sais qu'il y en a peu d'aussi pénétrantes, car ta prononciation est aussi distinguée que celle de Mlle Mars.? Marceline avait cinquante-six ans quand elle envoyait ces lignes à son mari.--Elle lui écrit, le 3 juillet 1846: ?Tu n'es plus là le matin pour me laisser dormir... Dès sept heures, je tends les bras à la Providence et à toi.? Et, le 7 décembre de la même année: ?Je t'aime! à tes pieds ou dans tes bras, je t'aime!...? Elle avait alors soixante ans; et il est vrai qu'elle venait de perdre une de ses filles.--Elle lui écrit, le 27 décembre 1852: ?Bon jour et amour, cher mari à moi!? Elle avait alors soixante-six ans, et il en avait donc cinquante-neuf.
Lui, le digne comédien, en imaginait de bonnes pour se rendre intéressant. Il avait eu, ?a et là, de courtes et banales liaisons avec des petites camarades. Il s'avisa, un beau jour, d'en éprouver d'affreux remords et de s'en ouvrir à sa femme. Miséricordieusement et, vers la fin, un peu avec le sentiment d'une mère qui pardonne aisément aux femmes d'avoir trouvé son fils trop beau, elle lui répond: ?Pourquoi, Prosper, es-tu triste à ce point du passé?... Par quel miracle aurais-tu échappé aux entra?nements que la chaleur de l'age et la facilité de notre profession pla?aient
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