Les Chants de Maldoror | Page 6

Comte de Lautreamont

engloutissent dans leurs abîmes les planches; les ouragans, les
tremblements de terre renversent les maisons; la peste, les maladies
diverses déciment les familles priantes. Mais, les hommes ne s'en
aperçoivent pas. Je les ai vus aussi rougissant, pâlissant de honte pour
leur conduite sur cette terre; rarement. Tempêtes, soeurs des ouragans;
firmament bleuâtre, dont je n'admets pas la beauté; mer hypocrite,
image de mon coeur; terre, au sein mystérieux; habitants des sphères;
univers entier; Dieu, qui l'as créé avec magnificence, c'est toi que
j'invoque: montre-moi un homme qui soit bon!... Mais, que ta grâce
décuple mes forces naturelles; car, au spectacle de ce monstre, je puis
mourir d'étonnement: on meurt à moins.
* * * * *

On doit laisser pousser ses ongles pendant quinze jours. Oh! comme il
est doux d'arracher brutalement de son lit un enfant qui n'a rien encore
sur la lèvre supérieure, et, avec les yeux très ouverts, de faire semblant
de passer suavement la main sur son front, en inclinant en arrière ses
beaux cheveux! Puis, tout à coup, au moment où il s'y attend le moins,
d'enfoncer les ongles longs dans sa poitrine molle, de façon qu'il ne
meure pas; car, s'il mourait, on n'aurait pas plus tard l'aspect de ses
misères. Ensuite, on boit le sang en léchant les blessures; et, pendant ce
temps, qui devrait durer autant que l'éternité dure, l'enfant pleure. Rien
n'est si bon que son sang, extrait comme je viens de le dire, et tout
chaud encore, si ce ne sont ses larmes, amères comme le sel. Homme,
n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt?
Comme il est bon, n'est-ce pas; car, il n'a aucun goût. En outre, ne te
souviens-tu pas d'avoir un jour, dans tes réflexions lugubres, porté la
main, creusée au fond, sur ta ligure maladive mouillée par ce qui
tombait des yeux; laquelle main ensuite se dirigeait fatalement vers la
bouche, qui puisait à longs traits, dans cette coupe, tremblante comme
les dents de l'élève qui regarde obliquement celui qui est né pour
l'oppresser, les larmes? Comme elles sont bonnes, n'est-ce pas; car,
elles ont le goût du vinaigre. On dirait les larmes de celle qui aime le
plus; mais, les larmes de l'enfant sont meilleures au palais. Lui, ne
trahit pas, ne connaissant pas encore le mal: celle qui aime le plus trahit
tôt ou tard ... je le devine par analogie, quoique j'ignore ce que c'est que
l'amitié, que l'amour (il est probable que je ne les accepterai jamais; du
moins, de la part de la race humaine). Donc, puisque ton sang et tes
larmes ne te dégoûtent pas, nourris-toi, nourris-toi avec confiance des
larmes et du sang de l'adolescent. Bande-lui les yeux, pendant que tu
déchireras ses chairs palpitantes; et, après avoir entendu de longues
heures ses cris sublimes, semblables aux râles perçants que poussent
dans une bataille les gosiers des blessés agonisants, alors, t'ayant écarté
comme une avalanche, tu te précipiteras de la chambre voisine, et tu
feras semblant d'arriver à son secours. Tu lui délieras les mains, aux
nerfs et aux veines gonflées, tu rendras la vue à ses yeux égarés, en te
remettant à lécher ses larmes et son sang. Comme alors le repentir est
vrai! L'étincelle divine qui est en nous, et paraît si rarement, se montre;
trop tard! Comme le coeur déborde de pouvoir consoler l'innocent à qui
l'on a fait du mal: «Adolescent, qui venez de souffrir des douleurs

cruelles, qui donc a pu commettre sur vous un crime que je ne sais de
quel nom qualifier! Malheureux que vous êtes! Comme vous devez
souffrir! Et si votre mère savait cela, elle ne serait pas plus près de la
mort, si abhorrée par les coupables, que je ne le suis maintenant. Hélas!
qu'est-ce donc que le bien et le mal? Est-ce une même chose par
laquelle nous témoignons avec rage notre impuissance, et la passion
d'atteindre à l'infini par les moyens même les plus insensés? Ou bien,
sont-ce deux choses différentes? Oui ... que ce soit plutôt une même
chose ... car, sinon, que deviendrai-je au jour du jugement! Adolescent,
pardonne-moi; c'est celui qui est devant ta figure noble et sacrée, qui a
brisé tes os et déchiré les chairs qui pendent à différents endroits de ton
corps. Est-ce un délire de ma raison malade, est-ce un instinct secret
qui ne dépend pas de mes raisonnements, pareil à celui de l'aigle
déchirant sa proie, qui m'a poussé à commettre ce crime; et pourtant,
autant que ma victime, je souffrais! Adolescent, pardonne-moi. Une
fois sortis de cette vie passagère, je veux que nous soyons entrelacés
pendant l'éternité; ne former qu'un seul être, ma bouche collée à ta
bouche. Même, de cette manière, ma punition ne sera pas complète.
Alors, tu me déchireras,
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