aussi aisément être un grand artiste.
«--Mais, alors, il n'est pas fou?
«--Que voulez-vous dire? Ou bien tout ce qui précède est vrai, et tout
cela ne me semble guère d'un fou, ou alors la graphologie n'existe pas.»
Seulement alors, nous nous décidions à livrer à notre savant les
quelques détails de la vie de Ducasse que nous connaissions et que,
volontairement, nous avions différé de lui communiquer de peur de
l'influencer. Et surtout, nous insistions sur cette folie qu'on lui
reprochait et par laquelle on semblait vouloir atténuer la conscience de
son talent.
«--Mais je m'étonne qu'une pareille légende ait trouvé crédit auprès
d'esprits distingués; vous n'ignorez pas combien les cas de folie à cet
âge sont rares, j'entends de la vraie folie, car des idiots, des débiles, des
mélancoliques, des crétins, les asiles en sont bondés, mais un vrai fou,
un fou de vingt ans qui, de sa folie, mourrait dans un cabanon, je doute
qu'on en voie souvent: notez même que ce détail triste et topique, la
mort dans un cabanon, me fait tout de suite penser à un paralytique
général avec toute cette succession classique: intelligence
vive,--obscurcissement,--folie des persécutions.--mégalomanie,
--excitation puis déchéance complète et disparition de l'individu s'en
allant depuis longtemps par lambeaux. Eh bien, interrogez des
spécialistes et demandez-leur combien ils ont pu compter de
paralytiques généreux de vingt ans! Bayle déclare n'en avoir jamais vu
avant vingt-cinq ans; Calmeil ne l'a observé que deux fois avant
trente-deux ans. Restent enfin la manie et la folie circulaire, mais ces
deux formes de folie suivent à peu près les mêmes lois et sauf
exceptions infiniment rares, il n'y a pas de fou furieux de dix-neuf ans.
Enfin, si le volume est paru quand Ducasse avait dix-neuf ans, et qu'il
soit mort à vingt ans, voilà donc une aliénation qui aurait évolué en un
an ... N'est-ce pas le cas de dire avec Verlaine: Tout cela est
littérature!»
Quoique Montévidéen, Ducasse était français d'origine. Son père,
chancelier à la légation française à Montevideo, naquit à Tarbes. La
famille devait être riche. Elle se trouvait en relations d'affaires avec un
banquier de la rue de Lille, M. Darasse, qui payait au fils une pension
mensuelle. Grâce à l'amabilité de M. Dosseur, successeur de M.
Darasse, nous avons pu prendre connaissance d'une partie de la
correspondance du jeune écrivain et donner, en tête du présent volume,
une de ses lettres en _fac-simile_. Cette lettre contient en quelque sorte
une profession de foi littéraire et fait allusion aux circonstances qui
s'opposaient à la mise en vente de son livre, ainsi qu'à la préface d'un
nouveau volume, que l'éditeur Lemerre n'a jamais reçue. La
correspondance de Ducasse est curieuse et montre combien étaient
vives ses préoccupations littéraires.
Dans une lettre, datée du 22 mai 1869, nous relevons les passages
suivants, que nous ne reproduisons qu'à titre de simple curiosité:
«Monsieur,
«C'est hier même que j'ai reçu votre lettre datée du 21 mai; c'était la
vôtre. Eh bien, sachez que je ne puis pas malheureusement laisser
passer ainsi l'occasion de vous exprimer mes excuses. Voici pourquoi:
parce que, si vous m'aviez annoncé l'autre jour, dans l'ignorance de ce
qui peut arriver de fâcheux aux circonstances où ma personne est
placée, que les fonds s'épuisaient, je n'aurais eu garde d'y toucher; mais
certainement j'aurais éprouvé autant de joie à ne pas écrire ces trois
lettres que vous en auriez éprouvé vous-même à ne pas les lire. Vous
avez mis en vigueur le déplorable système de méfiance prescrit
vaguement par la bizarrerie de mon père; mais vous avez deviné que
mon mal de tête ne m'empêche pas de considérer avec attention la
difficile situation où vous a placé jusqu'ici une feuille de papier à lettre
venue de l'Amérique du Sud, dont le principal défaut était le manque de
clarté; car je ne mets pas en ligne de compte la malsonnance de
certaines observations mélancoliques qu'on pardonne aisément à un
vieillard, et qui m'ont paru, à la première lecture, avoir eu l'air de vous
imposer, à l'avenir, peut-être, la nécessité de sortir de votre rôle strict
de banquier, vis-à-vis d'un monsieur qui vient habiter la capitale ...
« ... Pardon, monsieur, j'ai une prière à vous faire: si mon père envoyait
d'autres fonds avant le 1er septembre, époque à laquelle mon corps fera
une apparition devant la porte de votre banque, vous aurez la bonté de
me le faire savoir? Au reste, je suis chez moi à toute heure du jour;
mais vous n'auriez qu'à m'écrire un mot, et il est probable qu'alors je le
recevrai presque aussitôt que la demoiselle qui tire le cordon, ou bien
avant, si je me rencontre sur le vestibule ...
« ... Et tout cela, je le répète, pour une bagatelle insignifiante de
formalité! Présenter dix ongles secs au lieu de
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