Les Caves du Vatican | Page 9

André Gide
a son laboratoire que s'est arrêté l'oncle Anthime.
Il a traversé rapidement cette officine où achèvent de souffrir les six
rats. Que ne s'attarde-t-il sur la terrasse qu'inonde une occidentale lueur?
Le séraphique éclairement du soir, apaisant son âme rebelle,
l'inclinerait peut-être... Mais non: il échappe au conseil. Par
l'incommode escalier tournant, il a gagné la cour, qu'il traverse. Cette
hâte infirme est tragique par nous qui connaissons aux prix de quel

effort il achète chaque enjambée, au prix de quelle douleur chaque
effort. Quand verrons-nous dépenser pour le bien une aussi sauvage
énergie? Parfois un gémissement échappe à ses lèvres tordues; ses traits
se convulsent. Où le mène sa rage impie?
La Madone -- qui, de ses mains offertes laissant couler la grâce et le
reflet des célestes rayons sur le monde, veille sur la maison et peut-être
intercède même pour le blasphémateur -- n'est pas une de ces statues
modernes comme on fabrique de nos jours, avec le carton-romain
plastique de Blafaphas, la maison d'art de Fleurissoire-Lévichon. Image
naïve, expression de l'adoration populaire, elle n'en sera que plus belle
et plus éloquente à nos yeux. Éclairant la face exsangue, les
rayonnantes mains, le manteau bleu, une lanterne, en face de la statue,
mais assez loin en avant d'elle, pend à un toit de zinc qui déborde la
niche et abrite à la fois les ex-voto accrochés aux côtés des murs. A
portée de la main du passant, une petite porte de métal, dont le bedeau
de la paroisse à la clef, protège l'enroulement de la corde au bout de
quoi, la lanterne pend. En plus, deux cierges brûlent jour et nuit devant
la statue, qu'a portés tantôt Véronique. A la vue de ces cierges, qu'il sait
brûler pour lui, le franc-maçon sent se ranimer sa fureur. Beppo qui,
dans le retrait du mur où il niche, achevait de croquer un croûton et
quelques griffes de fenouil, est accouru à sa rencontre. Sans répondre à
son accorte salutation, Anthime l'a saisi par l'épaule; penché sur lui, que
dit-il, qui fasse tressaillir l'enfant? -- Non! non! le petit proteste. De la
poche de son gilet, Anthime sort un billet de cinq lires; Beppo
s'indigne... Plus tard il volera peut-être; il tuera même; qui sait de
quelle éclaboussure sordide la misère tachera son front? Mais lever la
main contre la Vierge qui le protège, vers qui, chaque soir, avant de
s'endormir, il soupire, à qui chaque matin, au premier réveil, il sourit!...
Anthime peut essayer de l'exhortation, de la corruption, du rudoiement,
de la menace, il n'obtiendra de lui que refus.
Au demeurant ne nous y méprenons pas. Anthime n'en veut point
précisément à la Vierge; c'est spécialement aux cierges de Véronique
qu'il en a. Mais l'âme simple de Beppo ne consent pas à ces nuances; et,
du reste, ces cierges à présent consacrés, nul n'a le droit de les
souffler...
Anthime que cette résistance exaspère a repoussé l'enfant. Il agira tout
seul. Accoté contre la muraille, il empoigne sa béquille par le bas,

prend un terrible élan en balançant le manche en arrière et, de toutes ses
forces, il la lance contre le ciel. Le bois carambole contre la paroi de la
niche, retombe à terre avec fracas, entraînant il ne sait quel débris, quel
platras. Il ramasse sa béquille et recule pour voir la niche... Par l'enfer!
les deux cierges brûlent toujours. Mais qu'est-ce à dire? La statue, à la
place de la main droite, ne présente plus qu'une tige de métal noir.
Il contemple un instant, dégrisé, le triste résultat de son geste: aboutir à
ce dérisoire attentat... Ah! fi donc! Il cherche des yeux Beppo; l'enfant
a disparu. La nuit se clôt; Anthime est seul; il avise sur le pavé le débris
que tout à l'heure avait décroché sa béquille, le recueille: c'est une
petite main de stuc, qu'avec un haussement d'épaules il glisse dans la
poche de son gilet.
La honte au front, la rage au coeur, l'iconoclaste à présent remonte à
son laboratoire; il voudrait travailler, mais cet effort abominable l'a
brisé; il n'a plus de coeur qu'à dormir.
Certes, il va se mettre au lit sans souhaiter bonsoir à personne... A
l'instant d'entrer dans sa chambre, un bruit de voix pourtant l'arrête. La
porte de la chambre voisine est ouverte; dans l'ombre du couloir il se
glisse...
Semblable à quelque angelet familier, la petite Julie, en chemise, est sur
son lit, agenouillée; au chevet du lit, baignant dans la clarté de la lampe,
Véronique et Marguerite à genoux toutes deux; un peu reculé, debout
au pied du lit, Julius, une main sur son coeur, l'autre couvrant ses yeux,
dans une attitude à la fois dévote et virile: ils écoutent l'enfant prier. Un
grand silence enveloppe la scène et tel qu'il fait souvenir le savant de
certain
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 85
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.