Les Caves du Vatican | Page 4

André Gide
d'intérieur, sous le sein gauche, deux aiguilles tout enfilées, l'une de blanc, l'autre de noir. Près de la porte-fenêtre, sans même s'asseoir, elle commen?a la réparation. Anthime cependant la regardait. C'était une assez forte femme, aux traits marqués; entêtée comme lui, mais accorte après tout, et la plupart du temps souriante, au point qu'un peu de moustache ne durcissait pas trop son visage.
-- Elle a du bon, pensait Anthime en la voyant tirer l'aiguille. J'aurais pu épouser une coquette qui m'e?t trompé une volage qui m'e?t planté là, une bavarde qui m'e?t rompu la tête, une bécasse qui m'e?t fait sortir de mes gonds, une grinchue comme ma belle-soeur...
Et sur un ton moins rogue que de coutume:
-- Merci, dit-il, comme Véronique, son travail achevé, repartait.
La cravate neuve à son cou, Anthime à présent est tout à ses pensées. Plus aucune voix ne s'élève, ni au-dehors, ni dans son coeur. Il a déjà pesé les rats aveugles. Qu'est-ce à dire? Les rats borgnes sont stationnaires. Il va peser le couple intact. Tout à coup un sursaut si brusque que la béquille roule à terre. Stupeur! les rats intacts... il les repèse à neuf; mais non, il faut bien s'en convaincre: les rats intacts, depuis hier, _ont augmenté!_ Une lueur traverse son cerveau:
-- Véronique!
Avec un grand effort, ayant ramassé sa béquille, il se rue vers la porte:
-- Véronique!
Elle accourt de nouveau, obligeante. Alors lui, sur le pas de la porte, solennellement:
-- Qui est-ce qui a touché à mes rats?
Pas de réponse. Il reprend lentement, détachant chaque mot, comme si Véronique avait cessé de comprendre facilement le fran?ais:
-- Pendant que j'étais sorti, quelqu'un leur a donné à manger. Est-ce vous?
Alors elle, qui retrouve un peu de courage, se retourne vers lui presque agressive:
-- Tu les laissais mourir de faim, ces pauvres bêtes. Je n'ai pas dérangé ton expérience; simplement je leur ai...
Mais il l'a saisie par la manche et, clopinant, la mène jusqu'à la table où, désignant les tableaux d'observations:
-- Vous voyez bien ces feuilles -- où depuis quinze jours je consigne mes remarques sur ces bêtes: ce sont celles mêmes qu'attend mon collègue Potier pour en donner lecture à l'Académie des Sciences en sa séance du 17 mai prochain. Ce quinze avril, jour où nous sommes, à la suite de ces colonnes de chiffres, que puis-je écrire? que dois-je écrire?...
Et comme elle ne souffle mot, du bout carré de son index, comme avec un stylet, grattant l'espace blanc du papier:
-- Ce jour là, reprend-il, madame Armand-Dubois épouse de l'observateur, n'écoutant que son tendre coeur, commit la ... qu'est-ce que vous voulez que je mette? la maladresse? l'imprudence? la sottise?...
-- Ecrivez plut?t: eut pitié de ces pauvres bêtes, victimes d'une curiosité saugrenue.
Il se redresse, très digne:
-- Si c'est ainsi que vous le prenez, vous comprendrez, madame, que désormais je doive vous prier de passer par l'escalier de la cour pour aller soigner vos plantations.
-- Croyez-vous que j'entre jamais dans votre galetas pour mon plaisir?
-- Epargnez-vous la peine d'y entrer à l'avenir.
Puis, joignant à ces mots l'éloquence du geste, il saisit les feuilles d'observations et les déchire en petits morceaux.
"Depuis quinze jours", a-t-il dit: en vérité ses rats ne je?nent que depuis quatre. Et son irritation sans doute s'est exténuée dans cette exagération du grief, car à table il peut montrer un front serein; même, il pousse la philosophie jusqu'à tendre à sa moitié une dextre conciliatrice. Car, moins encore que Véronique, il ne se soucie de donner à ce ménage si bien pensant des Baraglioul le spectacle de dissensions dont ceux-ci ne manqueraient pas de faire les opinions d'Anthime responsables.
Vers cinq heures Véronique change son caraco d'intérieur contre une jaquette de drap noir et part à la rencontre de Julius et de Marguerite, qui doivent entrer en gare de Rome à six heures. Anthime va se raser; il a bien voulu remplacer son foulard par un noeud droit: voici qui doit suffire; il répugne à la cérémonie et prétend ne pas désavouer devant sa belle-soeur une veste d'alpaga, un gilet blanc chiné de bleu, un pantalon de coutil et de confortables pantoufles de cuir noir sans talons, qu'il garde même pour sortir, et qu'excuse sa claudication.
Il ramasse les feuilles déchirées, remet bout à bout les fragments, et recopie soigneusement tous les chiffres, en attendant les Baraglioul.

III.
La famille de Baraglioul (le gl se prononce en l mouillé, à l'italienne comme dans Broglie (duc de) et dans _miglionnaire_) est originaire de Parme. C'est un Baraglioli (Alessandro) qu'épousait en secondes noces Filippa Visconti, en 1514, peu de moi après l'annexion du duché aux états de l'église. Un autre Baraglioli (Alessandro également) se distingua à la bataille de Lépante et mourut assassiné en 1580, dans des circonstances qui demeurent mystérieuses. Il serait aisé, mais sans grand intérêt, de suivre les destinées de la famille jusqu'en 1807, époque
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