Les Aventures de John Davys | Page 7

Alexandre Dumas, père
d’herbes, du vin de Bordeaux et des biftecks ;

mais la distraction était chose rare à Williams-house. Tom avait, sur ce
point, épuisé toutes les ressources de son imagination ; c’était toujours
la lecture, la promenade et le whist, et le brave matelot avait beau
retourner ces trois mots, comme la phrase du Bourgeois Gentilhomme,
il changeait la place et l’heure, voilà tout ; mais il n’inventait rien qui
put tirer son commandant de la torpeur qui le gagnait de plus en plus. Il
lui proposa bien, comme moyen désespéré, de le conduire à Londres ;
mais sir Édouard déclara qu’il ne se sentait pas la force d’entreprendre
un si long voyage, et que, puisqu’il ne pouvait pas mourir dans un
hamac, il aimait encore mieux accomplir cette dernière et solennelle
action dans un lit que dans une voiture.
Ce qui inquiétait Tom, surtout, c’est que le capitaine, au lieu de
continuer à rechercher, comme il l’avait fait jusqu’alors, la société de
ses amis, commençait à s’éloigner d’eux. Tom lui-même semblait
maintenant lui être à charge. Le capitaine se promenait bien encore,
mais seul ; et, le soir, au lieu de faire sa partie comme d’habitude, il se
retirait dans sa chambre en défendant qu’on le suivît. Quant aux repas
et, à la lecture, il ne mangeait plus que juste ce qu’il fallait pour vivre,
et ne lisait plus du tout ; il était, d’ailleurs, devenu intraitable sous le
rapport des jus d’herbes, et, depuis que sa répugnance pour ces sortes
de boissons avait été poussée au point qu’il avait jeté au nez de Georges
une tasse de ce liquide que le pauvre valet de chambre voulait, dans une
bonne intention, le forcer d’avaler, personne ne s’était plus hasardé à
reparler d’infusions amères, et Tom les avait remplacées par du thé
dans lequel il étendait, au lieu de crème, une cuillerée et demie de
rhum.
Cependant toutes ces rebellions contre l’ordonnance du docteur
laissaient prendre au mal une intensité chaque jour plus grande ; sir
Édouard n’était plus que l’ombre de lui-même : toujours solitaire et
sombre, à peine si l’on pouvait tirer de lui une parole qui ne fût pas
accompagnée d’un signe visible d’impatience. Il avait adopté, dans le
parc, une allée écartée, au bout de laquelle était un berceau ou plutôt
une véritable grotte de verdure formée par l’entrelacement des
branches : c’était là qu’il se retirait et demeurait des heures entières,
sans que personne osât le déranger ; c’était inutilement que le fidèle

Tom et le digne Sanders passaient et repassaient, avec intention, à
portée de son regard ; il semblait ne pas les voir, pour n’être pas obligé
de leur adresser la parole. Ce qu’il y avait de pis dans tout cela, c’est
que chaque jour ce besoin de solitude était plus grand, et que le temps
que le capitaine passait hors de la compagnie des commensaux du
château était plus considérable ; de plus, on allait atteindre les mois
nébuleux, qui sont, comme on le sait, aux malheureux attaqués du
spleen, ce que la chute des feuilles est aux phthisiques, et tout faisait
présager qu’à moins d’un miracle, sir Édouard ne supporterait pas cette
époque fatale : ce miracle, Dieu le fit par l’intermédiaire d’un de ses
anges.
Un jour que sir Édouard, dans sa retraite accoutumée, était en proie à
une de ses rêveries mortelles, il entendit, sur le chemin qui conduisait à
la grotte, le froissement des feuilles sèches sous un pas inconnu. Il leva
la tête, et vit venir à lui une femme qu’à la blancheur de ses vêtements
et à la légèreté de sa démarche, il pouvait, dans cette allée sombre,
prendre pour une apparition ; ses yeux se fixèrent avec étonnement sur
la personne qui ne craignait pas de venir ainsi le troubler, et il attendit
en silence.
C’était une femme qui paraissait âgée de vingt cinq ans, mais qui devait
avoir un peu plus que cela, belle encore, non de cette première et
éclatante jeunesse, si vive mais si passagère, en Angleterre surtout,
mais de cette seconde beauté, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui se
compose d’une fraîcheur mourante et d’un embonpoint naissant. Ses
yeux bleus étaient ceux qu’un peintre eût donnés à la Charité ; de longs
cheveux noirs qui ondulaient naturellement s’échappaient d’un petit
chapeau qui semblait trop étroit pour les contenir ; son visage offrait les
lignes calmes et pures particulières aux femmes qui habitent la partie
septentrionale de la Grande-Bretagne ; enfin son costume simple et
sévère, mais plein de goût, tenait le milieu entre la mode du jour et le
puritanisme du XVIIème siècle.
Elle venait solliciter la bonté bien connue de sir Édouard en faveur
d’une pauvre famille, dont le père était mort la veille, après une longue
et douloureuse maladie, laissant une femme
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