au frottage des appartements ; du
frottage, on passait au fourbissage : cette occupation à bord des
bâtiments, comprend le nettoyage de tout ce qui est cuivre. Or, les
serrures, les boutons des portes, les anneaux des pelles et pincettes et
les devants de feu nécessitaient, pour que le château de Williams-house
fût confortablement tenu sous ce rapport, l’application d’une discipline
aussi sévère que celle qui régnait à bord de la Junon. Aussi, à neuf
heures, le capitaine devait-il passer l’inspection, suivi de tous les
domestiques, et ceux-ci avaient été prévenus, avant de s’engager, qu’en
cas de manquement au service, ils subiraient les peines militaires en
usage sur les bâtiments de l’État. À midi, tout exercice devait être
interrompu par le dîner ; puis, de midi à quatre heures, tandis que le
capitaine se promènerait dans le parc, comme il avait l’habitude de le
faire sur sa dunette, on devait s’occuper des réparations à faire aux
vitres, aux charpentes, aux meubles, au linge ; à cinq heures précises, la
cloche sonnait pour le souper. Enfin, la moitié des serviteurs, traités
comme l’équipage en rade, devait aller se coucher à huit heures,
abandonnant le service de la maison à la moitié qui était de quart.
Cependant cette vie n’était, si l’on peut le dire, que la parodie de celle à
laquelle sir Édouard était habitué : c’était toute la monotonie de
l’existence maritime, moins les accidents qui en font le charme et la
poésie. Le roulis de la mer manquait au capitaine comme manque à
l’enfant qui s’endort le mouvement maternel qui l’a bercé si longtemps.
Les émotions de la tempête, pendant lesquelles l’homme, comme les
géants antiques, lutte avec Dieu, laissaient par leur absence son cœur
vide, et le souvenir de ces jeux terribles, où l’individu défend la cause
d’une nation, où la gloire est la récompense du vainqueur, la honte la
punition du vaincu, rendait à ses yeux toute autre occupation mesquine
et frivole : le passé dévorait le présent.
Cependant le capitaine, avec cette force de caractère qu’il avait puisée
dans une existence où sans cesse il était forcé de donner l’exemple,
cachait ses sensations à ceux qui l’entouraient. Tom seul, chez lequel
les mêmes sentiments, quoique portés à un degré moins vif, éveillaient
les mêmes regrets, suivait avec inquiétude les progrès de cette
mélancolie intérieure, dont toute l’expression était de temps en temps
un regard jeté sur le membre mutilé, suivi d’un soupir douloureux,
auquel succédait ordinairement autour de la chambre une évolution
rapide, accompagnée d’un petit air que le capitaine avait l’habitude de
siffloter pendant le combat ou la tempête. Cette douleur des âmes fortes,
qui ne se répand pas au dehors, et qui s’alimente de son silence, est la
plus dangereuse et la plus terrible : au lieu de filtrer goutte à goutte par
la voie des larmes, elle s’amasse dans les profondeurs de la poitrine, et
ce n’est que lorsque la poitrine se brise que l’on voit le ravage qu’elle a
produit. Un soir, le capitaine dit à Tom qu’il se sentait malade, et, le
lendemain, il s’évanouit lorsqu’il essaya de se lever.
CHAPITRE III
L’alarme fut grande au château : l’intendant et le pasteur, qui, la veille
encore, avaient fait leur partie de whist avec sir Édouard, ne
comprenaient rien à cette indisposition subite, et la traitaient en
conséquence ; mais Tom les prit à part et rectifia sur ce point leur
jugement, en assignant à la maladie le caractère et l’importance qu’elle
devait avoir. Il fut donc convenu que l’on ferait prévenir le médecin, et
que, pour ne pas donner au capitaine la mesure des inquiétudes que l’on
avait conçues, le docteur viendrait le lendemain, comme par hasard et
sous le prétexte de demander à dîner au maître du château.
La journée se passa ainsi que d’habitude. Avec le secours de son
énergique volonté, le capitaine avait surmonté sa faiblesse ; seulement,
il mangea à peine, s’assit de vingt pas en vingt pas pendant sa
promenade, s’assoupit au milieu de sa lecture, et deux ou trois fois
compromit par des distractions incroyables les intérêts du digne M.
Robinson, son partenaire au whist.
Le lendemain, le docteur arriva comme il était convenu : sa visite tira
pour un moment, par une distraction inattendue, le capitaine de son
marasme ; mais bientôt il retomba dans une rêverie plus profonde que
jamais. Le docteur reconnut les caractères du spleen, cette terrible
maladie du cœur et de l’esprit contre laquelle tout l’art de la médecine
est impuissant. Il n’en ordonna pas moins un traitement ou plutôt un
régime, qui consistait en boissons toniques et en viandes rôties ; le
malade devait essayer, en outre, de prendre le plus de distractions
possibles.
Les deux premières parties de la prescription étaient faciles à suivre :
on trouve partout des jus
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