sur ses pensées et qu’il leur ordonnait, en quelque
sorte, de suivre un autre cours. Tom vit, au premier coup d’œil, quelles
sensations préoccupaient son commandant ; mais celui-ci, comme s’il
eût été honteux d’être surpris, par son vieux camarade, dans des
dispositions aussi mélancoliques, affecta, à sa vue, une liberté d’esprit
dont il était bien éloigné.
– Eh bien, Tom, lui dit-il en essayant de donner à sa voix un accent de
gaieté dont celui auquel il s’adressait ne fut pas dupe, il paraît, mon
vieux camarade, que la campagne n’a pas été mauvaise, et que nous
avons fait des prisonniers ?
– Le fait est, mon commandant, répondit Tom, que les parages d’où je
viens sont parfaitement habités, et vous avez là de quoi boire longtemps
à l’honneur futur de la vieille Angleterre, après avoir si bien contribué à
son honneur passé.
Sir Édouard tendit machinalement un verre, avala, sans y goûter,
quelques gouttes d’un vin de Bordeaux digne d’être servi au roi
Georges, siffla un petit air ; puis, se levant tout à coup, fit le tour de la
chambre, regardant sans les voir les tableaux qui la décoraient ; enfin,
revenant à la fenêtre :
– Le fait est, Tom, dit-il, que nous serons ici aussi bien, je crois, qu’il
est permis d’être à terre.
– Quant à moi, répondit Tom voulant, par le ton de détachement qu’il
affectait, consoler son commandant, je crois qu’avant qu’il soit huit
jours, j’aurai tout à fait oublié la Junon.
– Ah ! la Junon était une belle frégate, mon ami, reprit en soupirant sir
Édouard, légère à la course, obéissante à la manœuvre, brave au combat.
Mais n’en parlons plus, plutôt ou plutôt parlons-en toujours, mon ami.
Oui, oui, je l’avais vue construire depuis sa quille jusqu’à ses mats de
perroquet ; c’était mon enfant, ma fille… Maintenant, c’est comme si
elle était mariée à un autre. Dieu veuille que son mari la gouverne bien ;
car, s’il lui arrivait malheur, je ne m’en consolerais jamais. Allons faire
un tour, Tom.
Et le vieux commandant, ne cherchant plus cette fois à cacher son
émotion, prit le bras de Tom et descendit le perron qui conduisait au
jardin. C’était un de ces jolis parcs comme les Anglais en ont donné le
modèle au reste du monde, avec ses corbeilles de fleurs, ses massifs de
feuillage, ses allées nombreuses. Plusieurs fabriques, disposées avec
goût, s’élevaient de place en place. Sur la porte de l’une d’elles, sir
Édouard aperçut M. Sanders ; il alla à lui ; de son côté, l’intendant,
voyant approcher son maître, lui épargna la moitié du chemin.
– Pardieu ! monsieur Sanders, lui cria le capitaine sans même lui
donner le temps de le joindre, je suis bien aise de vous avoir rencontré
pour vous faire tous mes remerciements ; vous êtes un homme précieux,
sur ma parole. (M. Sanders s’inclina.) Et, si j’avais su où vous trouver,
je n’aurais pas attendu si longtemps.
– Je remercie le hasard qui a conduit Votre Seigneurie de ce côté,
répondit M. Sanders visiblement très réjoui du compliment qu’il
recevait. Voici la maison que j’habite, en attendant qu’il plaise à Votre
Seigneurie de me faire connaître sa volonté.
– Est-ce que vous ne vous trouvez pas bien dans votre logement ?
– Au contraire, Votre Honneur ; voilà quarante ans que j’y demeure ;
mon père y est mort, et j’y suis né ; mais il se pourrait que Votre
Seigneurie lui eût assigné une autre destination.
– Voyons la maison, dit sir Édouard.
M Sanders, le chapeau à la main, précéda sir Édouard, et l’introduisit,
avec Tom, dans le cottage qu’il habitait. Cette demeure se composait
d’une petite cuisine, d’une salle à manger, d’une chambre à coucher et
d’un cabinet de travail, dans lequel étaient rangés, avec un ordre parfait,
les différents cartons renfermant les papiers relatifs à la propriété de
Williams-house ; le tout avait un air de propreté et de bonheur à faire
envie à un intérieur hollandais.
– Combien touchez-vous d’appointements ? demanda sir Édouard.
– Cent guinées, Votre Honneur. Cette somme avait été fixée par le père
de Votre Seigneurie à mon père ; mon père est mort, et, quoique je
n’eusse alors que vingt-cinq ans, j’ai hérité de sa place et de son
traitement ; si Votre Honneur trouve que cette somme est trop
considérable, je suis prêt à subir telle réduction qu’il lui conviendra.
– Au contraire, répondit sir Édouard, je la double, et vous donne au
château le logement que vous choisirez vous-même.
– Je commence par remercier, comme je le dois Votre Honneur, reprit
M. Sanders en s’inclinant ; cependant je lui ferai observer qu’une
augmentation aussi considérable de traitement est inutile. Je dépense à
peine la moitié de ce que je gagne, et,
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