demandes à genoux de ne pas les repousser. Le plus beau r?le t'appartient, ? mon ami, je le sens; mais suis-je coupable de ce que tu es bon? doit-on me reprocher sérieusement de m'avilir, lorsque, seule et désespérée, je me confie au plus noble coeur qui soit sur la terre?
--Ma bien-aimée, lui dis-je en la pressant sur mon coeur, tu réponds admirablement aux viles injures des misérables qui t'ont méconnue. Mais pourquoi me dis-tu cela? Crois-tu avoir besoin de te justifier auprès de Bustamente du bonheur que lu lui as donné, le seul bonheur qu'il ait jamais go?té dans sa vie? C'est à moi de me justifier si je puis, car c'est moi qui ai tort. Je sais combien ta fierté et ton désespoir m'ont résisté: je ne devrais jamais l'oublier. Quand je prends un ton d'autorité avec toi, je suis un fou qu'il faut excuser; car la passion que j'ai pour toi trouble ma raison et dompte toutes mes forces. Pardonne-moi, Juliette, et oublie un instant de colère. Hélas! je suis malhabile à me faire aimer; j'ai dans le caractère une rudesse qui te dépla?t; je te blesse quand je commen?ais à te guérir, et souvent je détruis dans une heure l'ouvrage de bien des jours.
--Non, non, oublions cette querelle, interrompit Juliette en m'embrassant. Pour un peu de mal que vous me faites, je vous en fais cent fois plus. Votre caractère est quelquefois impérieux, ma douleur est toujours cruelle; et cependant ne croyez pas qu'elle soit incurable. Votre bonté et votre amour finiront par la vaincre. J'aurais un coeur ingrat si je n'acceptais l'espérance que vous me montrez. Nous parlerons de mariage une autre fois; peut-être m'y ferez-vous consentir. Pourtant j'avoue que je crains cette sorte de dépendance consacrée par toutes les lois et par tous les préjugés: cela est honorable, mais cela est indissoluble.
--Encore un mot cruel, Juliette! Craignez-vous donc d'être jamais à moi?
--Non, non, sans doute. Ne t'afflige pas, je ferai ce que tu voudras; mais laissons cela pour aujourd'hui.
--Eh bien! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là: consens à quitter Venise demain.
--De tout mon coeur. Que m'importe Venise et tout le reste? Va, ne me crois pas quand j'exprime quelque regret du passé; c'est le dépit ou la folie qui me fait parler ainsi! Le passé! juste ciel! ne sais-tu pas combien j'ai de raisons pour le ha?r? Vois comme il m'a brisée! Comment aurais-je la force de le ressaisir s'il m'était rendu!
Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l'effort qu'elle faisait en parlant ainsi; mais je n'étais pas convaincu: elle ne m'avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.
Le sirocco s'était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore, comme elle est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre: tant?t la chanson rauque des gondoliers avinés, tant?t les huées des masques sortant des cafés et aga?ant les passants, tant?t le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes, qui lui répondirent comme une décharge d'artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement brutal, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.
Une tristesse horrible s'empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l'hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul. Les chants et les rires du dehors me faisaient l'effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre me donnait l'idée d'un noyé se débattant contre les flots et l'agonie. Enfin, je n'avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.
Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m'avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lents, et que, malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son coeur était presque aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d'un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j'en cherchai la cause dans l'impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu'elle n'ose m'avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j'ai conformé mes habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville; je la fais voyager depuis deux ans sans m'attacher à aucun lieu et sans tarder un instant à quitter l'endroit où
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